1- Les premiers siècles de l’Église
La conversion prend les gens comme ils sont, devenus chrétiens ils se marient selon les mêmes procédures que tout le monde, leur vie est celle de tous. L’Évangile fait intervenir dans leur vie des exigences morales auxquelles ils n’étaient pas forcément habitués, mais leur statut n’est pas affecté. Il n’y a encore ni droit, ni liturgie officielle du mariage. Le droit reste celui de l’Empire, valable pour tous, chrétiens ou non.
Dans l’Empire romain, aux premiers temps du christianisme
Nous sommes attentifs aujourd’hui aux conditions dans lesquelles un couple se forme, et dans quelles conditions il recourt au mariage, avec quelle intervention de l’institution ecclésiale. Rien de tout cela ne se manifeste dans les premiers témoignages sur la vie de nos premiers coreligionnaires. La foi chrétienne émerge dans une société constituée, ayant ses coutumes, ses règles juridiques, en particulier sur la transmission du patrimoine et sur la liberté plus ou moins grande dont jouissent les personnes. La conversion prend les gens comme ils sont, devenus chrétiens ils se marient selon les mêmes procédures que tout le monde, leur vie est celle de tous. L’Évangile fait intervenir dans leur vie des exigences morales auxquelles ils n’étaient pas forcément habitués, mais leur statut n’est pas affecté.
Les premiers disciples étaient juifs. Pierre était marié, il l’était certainement selon les règles et les rites du judaïsme. Mais l’existence de judéo-chrétiens n’a duré que quelques générations, et le mariage juif n’a laissé aucune trace dans le mariage des chrétiens.
À l’époque où naît le christianisme, certaines formes anciennes du mariage romain, dites sub manu, qui transféraient au mari l’autorité qu’avait jusque-là le père sur sa fille, étaient tombées en désuétude, et les mariages étaient devenus tous sine manu, la femme demeurant au moins théoriquement sous l’autorité de son père, et par là moins dépendante de son mari, et capable d’avoir des biens propres.
La célébration des noces commence au domicile de la famille de la fiancée. Les païens sacrifiaient aux dieux du foyer et prenaient les auspices. Un contrat est rédigé, le consentement des époux est échangé et confirmé par la jonction de leurs mains, puis un repas est offert. C’est à la nuit tombante qu’un joyeux cortège, souvent agrémenté de chants salaces, emmène la mariée chez son époux et, à l’arrivée, la soulève pour qu’elle entre sans toucher le seuil. Les chrétiens ne se marient pas autrement, même s’ils tâchent d’éliminer ce qui relève du paganisme ou de la grivoiserie. On notera le caractère central de l’échange des consentements.
Le mariage (matrimonium) a souvent été précédé par des fiançailles (sponsalia), qui constituaient un engagement suffisamment sérieux pour que leur rupture pût donner lieu à des compensations entre les familles, mais c’est bien le consentement public des époux échangé pour le mariage qui seul effectuait un engagement véritable. La portée précise des éventuelles fiançailles fera l’objet de débats à tel ou tel moment de cette histoire, mais on s’en tiendra toujours finalement à la valeur décisive du seul mariage. Ce mariage peut éventuellement être dissous, par une décision commune des conjoints, mais aussi à l’initiative de l’un des deux, époux ou épouse, ce qui constitue alors plus une répudiation qu’un divorce. Cette dissolution rend à chacun la liberté de contracter une nouvelle union.
Il existe des restrictions à la possibilité de contracter un mariage : l’union incestueuse entre proches parents est interdite, l’interdiction a toujours été maintenue entre ascendants et descendants ainsi, sauf en certaines sociétés orientales, qu’entre frères et sœurs ; à des parentés plus éloignées cela a varié. Les esclaves ne peuvent se marier officiellement, et sont réduits à un concubinat précaire. Il semble que dans l’Empire tardif on ait tenu à ce que chacun demeure dans sa classe sociale, notamment pour des raisons fiscales, et les mariages socialement hétérogènes ont été découragés ou proscrits : on interprète souvent ainsi le fait qu’il n’ait jamais été question que le jeune Augustin épouse la concubine qui lui avait donné un fils : quand le futur saint a cédé aux instances de sa mère pour faire dans le mariage une fin honorable, lorsqu’il ne songeait pas encore à se convertir, la malheureuse a été purement et simplement renvoyée et cela semble avoir été considéré comme normal par la société du temps.
Donc les chrétiens prennent ce mariage tel qu’il est. Mais la nouvelle foi attache une signification particulière à l’union de l’homme et de la femme, et elle a des exigences morales, au premier rang desquelles la fidélité et l’indissolubilité. Ce qui est mis alors en question, ce n’est pas l’institution, c’est la manière de s’y comporter. Certaines paroles du Christ, certains conseils de saint Paul, sont là un guide. Il n’est pas inutile de faire l’inventaire des principaux textes de l’Écriture qui, dès ces premiers moments mais aussi tout au long du temps, ont été et seront invoqués à cette fin (voir annexe à la fin de cette première partie).
Les chrétiens des premiers siècles
On ne se marie pas « à l’église ». La conclusion du mariage, comme pour les païens, se fait dans une célébration aux domiciles des familles. D’ailleurs il continue longtemps à y avoir des mariages mixtes : si Monique était une chrétienne fervente, le père d’Augustin était païen. On a vu que dans les noces romaines une place était ordinairement réservée à un sacrifice aux dieux domestiques. On voit mal les chrétiens ne pas invoquer plutôt la protection de leur Dieu. Et effectivement, malgré la rareté des témoignages, on a dans la littérature des traces en certains cas d’une bénédiction par l’évêque. Les mariages étaient souvent préparés par des démarches de personnes s’entremettant entre les familles : entre chrétiens le clergé a pu jouer ce rôle. Mais l’Église en tant qu’institution n’est pas à cette époque partie prenante.
Elle n’en a pas moins des exigences à l’égard de ces chrétiens que sont les époux chrétiens. L’adultère est un de ces quelques péchés graves qui entraînent l’exclusion de l’assemblée chrétienne et une rude pénitence avant toute possibilité de réadmission. Contrairement à ce qui se passait souvent dans la société païenne, l’inconduite des maris est aussi contraire à l’exigence chrétienne que celle des épouses. S’il se produit une séparation, il n’est pas question de se remarier ailleurs, ce serait un adultère. Le remariage des veufs et des veuves n’est pas proscrit, sauf par quelques rigoristes que l’institution n’a jamais suivis, mais plusieurs traités patristiques cherchent à en détourner, conformément aux conseils donnés par saint Paul (Cf. annexe), surtout dans le cas des veuves, qui constituent à l’intérieur de la communauté un groupe pouvant compter sur les subsides de l’Église et rendant divers services. Les désordres des jeunes hommes non encore mariés sont certes condamnés, mais la pratique assez largement répandue de différer le baptême jusqu’à l’entrée dans la vie adulte et même plus tard encore contribue à en atténuer la gravité.
On a vu que pour Paul, et même pour l’évangile (les « eunuques » volontaires) la chasteté virginale et la continence dans le veuvage constituent une vocation particulière, que Paul juge préférable si on en est capable. En particulier on vit très vite des jeunes filles renoncer à toute perspective de mariage pour réserver leur fidélité au seul Christ par un engagement explicite, et vivre en cette condition dans leur famille et dans l’Église qui leur accorde une considération particulière tout en veillant à ce qu’elles respectent bien leur engagement moral – mais il n’est pas encore question de vœux juridiquement institués, et un retour à la vie ordinaire n’est pas toujours exclu. Et s’il y a là une vocation appréciée, l’Église s’est dès l’origine opposée aux sectes qui dans la perspective de derniers temps imminents condamnaient le mariage et la procréation. La vocation de l’humanité à peupler la terre pour la régir sous la seigneurie de Dieu (Cf textes de la Genèse en annexe) est pleinement assumée. Les pratiques qui, dans le mariage ou en dehors, par l’avortement ou autrement, entravent la réalisation de cette vocation, sont condamnées.
Quand l’Église au 4e siècle se sera mise à vivre au grand jour, et deviendra même la religion officielle de l’Empire, elle pourra être amenée ici ou là, notamment dans des conciles provinciaux, à prendre position officiellement sur la conduite à exiger des chrétiens en matière de sexualité et de mariage et sur la pénitence à infliger aux contrevenants, et d’autre part les premiers recueils de textes liturgiques pourront contenir des formules pour la bénédiction des époux lors d’un mariage chrétien, mais ce ne sont là que des interventions ponctuelles qui ne constituent encore ni un droit ecclésiastique ni une liturgie officielle du mariage. La tenue d’une cérémonie a l’avantage d’attester publiquement de la réalité de l’échange des consentements, qui fait le mariage, elle n’est pas en elle-même le mariage. Le droit reste celui de l’Empire, valable pour tous, chrétiens ou non. Il continue à prévoir la possibilité de divorcer et de se remarier, tout en tentant de restreindre les divorces fondés sur des raisons futiles ou de convenances. L’institution ecclésiastique ne songe pas encore à déclarer nul ce qui contrevient à ses positions, même si elle le sanctionne en interne.
L’enseignement de saint Augustin sur le mariage
Ambroise, Jérôme, Augustin en Occident, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome en Orient, ont notamment écrit sur le mariage. Celui dont la doctrine a eu le plus d’influence, au Moyen Âge et jusqu’au code de droit canonique de 1917, est Augustin.
Le premier souci de celui-ci a été, contre les manichéens (secte à laquelle il avait un temps adhéré en sa jeunesse), d’établir la valeur positive du mariage. Il la justifie d’abord parce qu’il offre un cadre à la procréation et à l’éducation des enfants. Cependant, si dans les commencements du monde la polygamie a pu être prescrite par Dieu aux patriarches pour remplir plus rapidement la terre, ce n’est plus de saison, et l’épouse doit être unique. Mais l’ouverture sur la procréation n’est pas l’unique bien du mariage, et l’état d’époux demeure bon si la procréation est impossible du fait de l’âge ou d’infirmités. Car un autre bien du mariage est la fidélité (la fides) qui unit les époux : n’entendons pas seulement par là l’abstention de toute autre union, mais principalement la confiance mutuelle que se font (que sont appelés à se faire) le mari et la femme dans la communauté de vie qui est la leur. Enfin il faut mentionner le sacramentum, selon le sens qu’il faut donner à ce mot comme il a été dit plus haut, c’est-à-dire le lien profond, le mystère, qui rapporte la communauté conjugale à l’union du Christ-tête et de l’Église-corps, et ainsi à l’union de Dieu et de l’homme dans l’Incarnation : au niveau du mystère, le mariage chrétien engage plus que les seuls époux, il signifie l’alliance de Dieu et de l’humanité, dans la ligne du texte d’Éphésiens 5 (Cf. annexe).
Mais Augustin est aussi un intellectuel de son temps, façonné par la tentation platonicienne de faire du corporel un obstacle pour l’âme et par la méfiance stoïcienne envers les pulsions et les passions qui contrarient la maîtrise de soi. En même temps la polémique contre les pélagiens trop confiants dans les possibilités de la nature humaine l’amène à insister sur l’intensité du dommage causé par le péché originel, qui d’ailleurs se transmet précisément à chaque enfant dans l’acte qui lui donne la vie, dans l’union physique de ses parents. Il résulte de tout cela chez Augustin un pessimisme à l’égard de l’activité sexuelle même légitime. Pour la procréation d’enfants légitimes elle est absolument indispensable, et elle est bonne. Mais quand un homme et une femme, même époux, s’unissent simplement pour satisfaire leur désir, il y a dans leur conduite une part de péché, selon Augustin qui concède pourtant que ce péché est véniel. Si Adam était demeuré dans la fidélité à Dieu la sexualité humaine se serait exercée de manière naturellement ordonnée, mais le péché originel fait que tout est corrompu, que le désir est devenu concupiscence, et qu’il est désormais impossible de s’unir sexuellement sans compromission avec la pulsion, l’irrationnel, la soumission au charnel. Certes, puisque chaque époux et épouse a transmis à son partenaire le droit sur son corps, il n’est pas question pour celui des deux qui est plus retenu de se refuser au désir exprimé par l’autre, mais comme c’est dommage qu’il en soit ainsi ! Comme c’est dommage qu’il faille considérer (l’idée sera tenace à travers l’histoire) que l’un des biens du mariage est qu’il offre un remède honorable à la concupiscence d’humains qui autrement s’enfonceraient dans la débauche ! Les préférences d’Augustin vont visiblement au couple qui, après avoir engendré les enfants que la société et l’Église attendent d’eux, se détache peu à peu de tout entraînement charnel, et développe alors au niveau des cœurs et des âmes, dans la continence et loin de toute pulsion, cette fidélité, cette confiance mutuelle dans l’amitié et la piété, dont il a été question plus haut.
Michel Poirier
Annexe : Paroles d’Écriture (cliquer ici)
1- Il s’agit de :
J. GAUDEMET, Le mariage en Occident, Paris, éditions du Cerf, 1987.
G. MATHON, Le mariage des chrétiens, I Des origines au concile de Trente, II Du concile de Trente à nos jours, Bibliothèque du Christianisme n° 31 et 34, Paris Desclée/Mame, 1993 et 1994.
J.-Cl. BOLOGNE, Histoire du mariage en Occident, Paris, JC Lattès, 1995.. / Retour au texte