Dans cette région de Syrie-Palestine où il avait ressenti le tiraillement de plusieurs pouvoirs humains – islam, société, empire – des hommes avaient tracé un
chemin de liberté spirituelle. Jean emboîte le pas aux moines qui, dans sa région, avaient su inventer des formes de vie chrétienne. Le monachisme était né
simultanément en Egypte et en Syrie-Palestine au moment où l’Eglise sortait des catacombes et n’était plus menacée. L’empereur Constantin, au début du IVème siècle,
s’était converti au christianisme et avait officialisé la religion chrétienne. Avec la paix constantinienne, il n’y a plus de distance à prendre entre la vie sociale
et la vie chrétienne. Le monachisme tente de maintenir l’écart entre la vie du siècle et le Royaume de Dieu dont le martyre était le témoignage. Le moine prend
le relais du martyre pour maintenir le témoignage de l’Au-delà.
Lorsque Jean Mansour, dit le Damascène, se retire du monde, il trouve une forme de vie religieuse originale, à mi-chemin entre la vie érémitique et la vie
cénobitique – c’est-à-dire en communauté. Dès le début du monachisme, au 4ème siècle, les falaises calcaires du désert de Juda – au Sud de Jérusalem – avaient
attiré les anachorètes (le mot désigne le mouvement de retrait au désert). Ils y trouvaient d’innombrables grottes assez éloignées les unes des autres pour
que chacun y vive une vraie solitude, mais prises dans un même ensemble géographique. Le mot « laure » qui, en grec, signifie « rue » a désigné ce voisinage.
Une laure célèbre prit forme dans le désert de Juda, grâce à l’impulsion de Saint Saba, au début du VIème siècle. C’est là que Jean se retira pour une aventure
spirituelle. Il y trouva des guides qui le conduisirent jusqu’aux plus hauts sommets de la contemplation. Jean a beaucoup écrit. Ceci permet de deviner ce que
fut l’itinéraire.
On attribue au Damascène des traités de morale sur « les vices et les vertus ». Ne nous hâtons pas de parler de moralisme. La pratique des vertus à laquelle s’exerce
le moine est un combat spirituel et une victoire sur Satan. Dans ce cadre monastique, la pauvreté est sans doute la première des vertus à acquérir. Le moine doit
vivre de son travail. A lui de confectionner les quelques meubles pour l’aménagement de sa cellule. Il lui faut travailler la terre pour trouver le pain de chaque
jour et le partager avec celui qui a faim. Planter, semer, apporter l’eau pour arroser suppose, quand on est aux portes du désert, de lourds efforts. C’est une
ascèse, une victoire sur le corps qui permet de dépasser toute pulsion et toute impulsion.
L’homme, selon Jean Damascène, est corps, âme et « esprit » (en grec noûs). Il ne peut aller au spirituel en faisant l’économie de l’effort intellectuel. Par sa
culture, Jean était à même de pénétrer la pensée des auteurs les plus compliqués. Il connaissait déjà les philosophes grecs. A Saint Saba, il affine leurs instruments
de pensée (leurs concepts) pour mieux comprendre la révélation chrétienne. Il considère la science et la philosophie grecques comme des « servantes de la théologie ».
C’est lui qui invente cette expression que reprendront les philosophes occidentaux quelques siècles plus tard. Il lit beaucoup l’Ecriture-Sainte : il s’interroge sur
les manières de parler de la Bible, tellement différente de celle des philosophes grecs. Qu’est-ce que le langage ? Comment le langage peut-il dire Dieu ? Comment Dieu
peut-il être connaissable ? Qu’est-ce que connaître Dieu ?
Jean Damascène arrive au terme de la longue tradition des Pères de l’Eglise. Il les lit et les relit sans cesse à l’intérieur de sa cellule de Saint Saba. Souvent,
sans doute pour mieux s’en pénétrer, il en recopie de longs passages auxquels il ajoute ses commentaires. Clément de Rome, Ignace d’Antioche, Justin, Clément
d’Alexandrie, Denis d’Alexandrie, Grégoire le Thaumaturge, Pierre d’Alexandrie. Il lit aussi des auteurs latins dont on ne sait pas très bien comment lui sont
parvenues des traductions en grec. On a repéré chez lui des références empruntées à 258 ouvrages et 48 auteurs différents. De ce travail de lecture sortira une synthèse
impressionnante. Au terme de plusieurs siècles, une grande œuvre théologique s’impose à la postérité : « La Source de la Connaissance ». Elle se décompose en trois
ensembles. Une première partie, dialectique, définit les principaux termes empruntés à la philosophie grecque et utilisés dans sa démarche. Ensuite il expose un catalogue
des hérésies avant d’en venir à la partie la plus magistrale : « L’exposé de la foi orthodoxe ». C’est la première somme théologique de l’histoire de
l’Eglise. L’Occident
saura s’en nourrir et elle sera un modèle que Thomas d’Aquin reprendra.
La lecture, l’écriture – la théologie – sont des étapes du voyage entrepris par le moine ; elles ne sont pas un terme. Le Damascène n’est pas dupe des connaissances sur
Dieu qu’il acquiert ni de la manière analogique dont il apprend à en parler. Le connaissable de Dieu est inséparable de l’inconnaissable. Lors même qu’on a fait la somme
de ce qu’on peut connaître et dire de Lui, il reste du chemin à faire pour le moine. Par-delà le travail du corps, par-delà la victoire sur soi-même acquise par l’ascèse,
par-delà l’effort d’intelligence, s’ouvre l’aventure spirituelle proprement dite, l’aventure de l’esprit qu’il appelle « noûs ». C’est le point de l’âme où l’insaisissable
de Dieu rejoint la finitude humaine. On a tendance, en Occident, à ne guère retenir de Jean Damascène que l’œuvre théologique. Il est pourtant d’abord un mystique pour
qui le but de la vie humaine est la contemplation.
Ce mot (en grec « theoria ») revient sans cesse dans ses œuvres. Il s’intéresse assez peu à la vie morale des chrétiens
vivant dans la société ; il a pourtant connu leurs questions de pères ou de mères de famille, de chrétiens en butte à l’incompréhension, face à des problèmes d’argent
et de justice. Il semble que la morale n’ait d’autre intérêt pour lui que de conduire à une entrée en Dieu, d’être illuminé par la Trinité, vivant, par le noûs (la
fine pointe de l’âme), dans la gloire de Dieu lui-même qui se déverse en nous par le Christ transfiguré.
Le chemin que le Damascène prenait en arrivant à la laure de Jérusalem – où il fut conduit par un maître spirituel dont nous ne connaissons rien, pas même le
nom – tente d’atteindre Dieu par la prière et la contemplation. Ce chemin de la morale à la mystique est particulièrement bien résumé par ce texte extrait de son
Traité sur les vertus :
« Libéré des passions… et levé vers Dieu, l’esprit vit dès maintenant la vie bienheureuse, recevant les arrhes de l’Esprit-Saint et une fois émigré d’ici-bas, avec
une vie par-delà la souffrance (« l’apatheia ») et la vraie connaissance (la vraie « gnose »), il se trouve dans la lumière de la Trinité Sainte, illuminé avec les
anges pour toute l’éternité. »