Deux empires se disputaient le Proche-Orient : un empire chrétien, celui de Byzance et l’empire perse. La province syrienne était l’enjeu du conflit
entre ces deux puissances.
En 622, l’empereur byzantin Honorius avait repris la province syrienne que les armées perses lui avaient enlevée le siècle précédent. Les tribus arabes
chrétiennes étaient contraintes ou de s’incliner devant les conclusions des conciles que l’empereur leur imposait ou d’entrer en résistance ; l’Eglise
jacobite, refusant les conclusions du concile de Chalcédoine, s’était constituée en Eglise indépendante. L’Eglise nestorienne, quant à elle, avait
trouvé appui chez les ennemis de l’empereur.
A Damas, les chrétiens adhérant aux conclusions de Chalcédoine ont la protection de l’Empereur byzantin mais cette alliance compte peu au moment où l’islam
s’implante dans la province syrienne.
En 632, mourait le prophète « Mohammed ». Une troisième puissance s’imposait sur l’échiquier international de la région. En 636, l’armée musulmane écrase celle
de l’empereur chrétien Héraclius ; à Jérusalem, le patriarche négocie la reddition. Les chrétiens garderont tous leurs biens, leur sécurité sera assurée et
toute liberté religieuse leur sera laissée ; en échange de quoi ils verseront un impôt qui n’est pas supérieur à celui qu’ils versaient déjà. Les autorités
religieuses, à Damas, se sont enfuies ; l’interlocuteur que trouvent les musulmans s’appelle Mansour Ibn Sarjun, un haut fonctionnaire byzantin. Muawiya,
le gouverneur musulman, le désigne comme représentant officiel de la communauté chalcédonienne. Il sera l’homme de confiance du nouveau régime.
Jean Damascène est le petit-fils de ce Mansour Ibn Sarjun. Nous ne connaissons pas l’année de sa naissance. Il est adulte en 700 puisqu’à cette date il entre
dans la vie active. Il fut formé à deux écoles ; deux cultures se croisaient à la jointure des 6ème et 7ème siècles. L’islam des arabes rencontre la civilisation
chrétienne et grecque.
En 661, Muawiya succède à Ali, le 4ème calife. Ainsi naît la dynastie des Ommayades (« Ommayades » et « Muawiya » ont la même racine) qui fait de Damas la capitale
du califat. Pendant que ses conquêtes s’étendent et que son emprise s’exerce jusqu’en Chine à l’Est et jusqu’en Espagne à l’Ouest, l’islam transforme insensiblement
la culture ambiante. Les chrétiens demeurent majoritaires, ils ont toute liberté ; les « jacobites », qui n’avaient pas accepté le concile de Chalcédoine,
retrouvent leur souffle ; ils ne sont plus menacés par l’Empereur. Pourtant apparaît une nouvelle catégorie : celle des convertis qui embrassent l’islam parfois
par conviction (les discours sur le Christ se modifient tellement au gré de la politique impériale qu’on ne voit pas pourquoi on rejetterait celui qui apparaît
avec le Coran), parfois par intérêt (les chrétiens versaient un imp$ôt en échange de leur protection). Les échanges se modifient : la conquête ouvre des débouchés
nouveaux et le négoce prend des proportions nouvelles. La monnaie change d’allure : le denier grec en argent devient le dinar en or, marqué de caractères arabes.
L’architecture se transforme : les tours carrées à étages surmontées d’un dôme signalent de loin la présence des mosquées. Les oreilles s’ouvrent sur des bruits
nouveaux : l’appel à la prière chanté par le muezzin. La langue arabe est de plus en plus parlée même si, pour un temps, la langue grecque demeure la langue
officielle. Un vent nouveau souffle sur la ville ; les bédouins d’Arabie sont reçus au palais califal et Muawiya aime y entendre les poètes renommés déclamer
leurs œuvres, comme autrefois, dans le désert, les chefs de tribus. La poésie entre dans la ville.
Sans doute Jean, le Damascène, fréquenta les écoles arabes. Elles existaient avant l’arrivée de l’islam ; on y apprenait à lire et à écrire à partir des proverbes,
des maximes ou des poésies populaires. Les musulmans, au départ, partageaient cet enseignement dispensé par des maîtres chrétiens (vraisemblablement la langue arabe
est née parmi les tribus chrétiennes). Plus tard le calife instaurera un enseignement plus officiel confié à des maîtres musulmans, mais la formation, pendant un
certain temps du moins, demeura profane. Dans ce cadre se formait l’élite de la société nouvelle. On y insistait sur la poésie et l’éloquence, le bien-vivre. Jean
fut poète ; il le manifesta plus tard lorsque, devenu théologien, il composa des odes et des hymnes liturgiques. Il reçut de la tradition le titre de « psalmiste
du Nouveau-Testament ». Il doit son talent à cet enseignement reçu au contact de l’islam naissant.
Les parents de Jean étaient des personnages « bien en cour » chez le Calife. Muawiya avait fait de Sarjun, le père de Jean, un très haut fonctionnaire dont le pouvoir
ne cessa de s’accroître au fur-et-à-mesure que l’islam étendant ses conquêtes. A la cour des Ommayades, Akhtal, le chantre de la dynastie, était l’ami de la famille
et Yazid, le fils de Muawiya, futur calife lui-même, fut le camarade d’enfance de Jean. La fortune de Sarjun, vraisemblablement imposante, était en partie consacrée
au rachat des captifs. Deux d’entre eux eurent sur Jean une influence exceptionnelle. L’un et l’autre s’appelaient Cosmas. Le plus âgé était d’origine sicilienne.
Sarjun lui confia l’éducation de son fils ; à son contact ce dernier acquit une connaissance parfaite des philosophes grecs et de la langue grecque. Le plus jeune
fut pour lui un frère. Ils étudièrent ensemble et ils demeurèrent unis toute leur vie. Cosmas devint évêque de Gaza.
On ne sait pas ce que fut l’éducation proprement religieuse du Damascène. On sait que son époque était très marquée par la réflexion théologique. On aimait les débats
dogmatiques. Trois siècles plus tôt déjà, Grégoire de Nysse se moquait de son boulanger qui oubliait de lui vendre son pain parce qu’il voulait lui prouver que le
Père était plus grand que le Fils. L’arrivée de l’islam n’a fait qu’aiguiser ce goût pour la discussion théologique. L’islam au désert n’avait guère rencontré qu’un
christianisme vécu par des illettrés. Arrivés en Syrie, les musulmans trouvent une pensée particulièrement élaborée au moment même où, quittant la prédication brûlante
de Mohammed, ils ont à trouver un souffle nouveau. Le mystère du Christ, bien sûr, est au centre de ces débats. Viendra le jour où Jean Damascène sera devenu
théologien. C’est alors, sans doute, qu’il se souviendra des débats qui passionnaient la vie de Damas. C’est vraisemblablement dans le cadre de ces discussions
de jeunesse qu’il découvrit les questions posées à l’islam par la réflexion chrétienne et au christianisme par les affirmations du Coran. A la fin de sa vie,
il écrira une œuvre gigantesque (« La source de la connaissance ») ; la deuxième partie de cette œuvre est un catalogue d’hérésies au nombre desquelles il compte l’islam.