L’aventure de l’ancien administrateur ommayade est l’histoire d’une âme, mais il faut bien préciser qu’il s’agit de l’âme telle que la foi chrétienne peut la
comprendre. L’âme ne peut être pensée indépendamment de son lien au corps. L’expérience mystique du moine théologien, en rejoignant le point impossible où se
distinguent et se rencontrent le Verbe de Dieu et la nature humaine, ne tient pas sans être arrimée au corps ; le corps du Christ qui nous rejoint dans la chair.
L’espace de la célébration comme le temps de la célébration réalisent et rendent perceptibles au regard, aux oreilles le mystère du passage et de la communication
des natures. La communication divine demeure incarnation. L’invisible par nature se rend visible aux yeux de chair. Jean Damascène n’aurait pas pu vivre sans se
plonger dans le déroulement des actes et des temps liturgiques.
Il aime regarder les membres d’une assemblée qui célèbre. Il voit que ses membres sont pris dans le travail de l’union ; il voit que la célébration forge une
humanité nouvelle et fraternelle. Il vibre d’affection lorsqu’il parle dans les liturgies : « Frères », « enfants chéris de l’Eglise ». Aux baptisés réunis se
communique la Gloire du Christ. Ils la reflètent, ils sont beaux ! Le corps du ressuscité rayonne de la splendeur divine ; elle se répand dans l’humanité et la
conduit à la déification. Il s’agit là d’une vérité théologique qu’il connaît intellectuellement. Il s’agit aussi, il s’agit là surtout d’une transformation qui
se voit et qu’il sait déceler. Il la désigne et il la désire, il l’appelle : « Vous très sacré troupeau du Christ, peuple chrétien, race sainte, que le Christ
vous remplisse de la joie de la Résurrection. Vous qui avancez, puissiez-vous rencontrer sa gloire dans les actes éclatants des saints ; puissions-nous, par sa grâce,
partager cette gloire en le glorifiant à jamais avec le Père Eternel ! »
Le lien entre ceux qui composent l’assemblée liturgique, en effet, est celui de la Communion des Saints. Unis au Christ, nous sommes unis les uns aux autres,
par-delà la mort. Ils sont nombreux ceux dont il fait le panégyrique au cours des liturgies. En dresser la liste, c’est évoquer dans quelle compagnie il prétendait
vivre. C’est dire de quoi il parlait dans les célébrations de Saint Saba ou dans la basilique du Saint Sépulcre, à Jérusalem : Saint Anastasie, Saint Artémios,
Sainte Catherine, Saint Pierre de Capitolios, Saint Barbe, Saint Jean-Chrysostome. Ne cherchons pas à savoir quelles histoires recouvre chacun de ces noms.
Reconnaissons simplement l’hommage rendu à travers eux à la condition humaine. La vie des saints témoigne que par l’incarnation, la gloire de Dieu traverse l’humanité.
Par nature l’homme n’est pas grand-chose. Pris dans le mystère eucharistique, rencontré dans la personne du Verbe incarné, il ressemble au fer passé au feu.
« Ils participent de Celui qui est saint par nature… Tout comme le fer passé par le feu n’est pas intouchable par sa nature propre mais parce qu’il participe de
ce qui est brûlant par nature. »
Jean Damascène, pris dans cette communication d’une nature à une autre, non seulement fait l’expérience en son corps de la communication au Christ, à l’Eglise
et aux saints, mais décèle que tout l’environnement est transformé, transfiguré. L’or des coupes ou des patènes, le bronze des encensoirs, le bois des tables,
les chandeliers sont pris dans le travail de sanctification. Eux aussi ils sont comme le fer rouge qui, gardant sa nature de fer qu’on peut tenir en mains,
reçoit la nature du feu qui le rend intouchable : « Ce sont des objets dignes d’être vénérés, c’est évident ! » Ils entrent, en effet, dans l’Alliance renouvelée
en chaque sacrement. Ils deviennent sacrés du fait de l’échange entre la création et la créature que renouvelle chaque eucharistie. Ils n’ont de sens et de beauté
que dans le lien à l’autre : à Dieu d’abord qui, dans l’Esprit, donne le Christ, aux hommes ensuite qui, participant aux actions saintes, deviennent saints. Déjà
dans la vie courante, l’objet le plus matériel cesse d’être un ustensile vulgaire lorsqu’il a été reçu comme un cadeau ; il chante le lien de fidélité, d’amour
peut-être entre celui qui l’a donné et celui qui l’a reçu. A plus forte raison pour les objets du culte : ils sont pris dans la communication avec Dieu. A ce titre
ils méritent d’être œuvres d’art et appellent le respect.
Jean ne pouvait se contenter d’une vie d’intellectuel desséché par les concepts philosophiques et théologiques dont il aura usé pour comprendre le mystère de
l’incarnation. Quand l’intelligence trouve des mots justes pour dire l’union à Dieu, on ne voit plus le monde de la même façon. Il faut chanter la vie puisqu’elle
entre en Dieu ; il faut donner forme et couleur là où se célèbrent les mystères du Christ. Peut-on vraiment être un théologien sans devenir esthète et
poète ? La recherche de Dieu débouche non sur un objet de vérité dont la connaissance apaiserait la soif de connaître, elle débouche sur le désir de Dieu
et le désir prend la forme d’un amour de la brauté. A la cour de Damas, déjà, Jean était poète. La vie monastique l’a rendu théologien. Quand le langage humain
abrite la poésie et la théologie, il devient chant eucharistique. Sa parole coulait comme un fleuve charriant des pépites : « Chrysorrhoas » fut le surnom
qu’on lui donna. Le mot signifie « fleuve d’or ». En vérité les poèmes qu’il rédigea à partir des mots de l’Ecriture-Sainte se sont imposés dans la liturgie.
Des odes, composées chacune de neuf strophes, ont traversé l’épaisseur des siècles. On les chante encore aux vigiles lors des grandes fêtes chez les byzantins.
Lorsque la beauté fut menacée et qu’apparurent les premiers symptômes de la « crise iconoclaste », Jean Damascène était prêt pour le combat.