De la vie de Jean Mansour, on saisit les tournants mais on connaît peu les détails. Ses œuvres sont nombreuses mais elles renseignent peu sur son histoire
personnelle. Néanmoins la pensée et le travail théologique qui ont occupé la plus grande partie de sa vie monastique, tout intellectuels et techniques qu’ils
puissent paraître, permettent de deviner le travail de transformation spirituelle opéré en lui.
C’est particulièrement vrai pour sa réflexion sur le Christ. Jean a su expliquer et développer la pensée des Pères. Le Verbe de Dieu, éternel, assume la nature
humaine. En Lui, l’humanité et la divinité subsisten ; en Lui, pour reprendre son vocabulaire, la nature humaine est « enhypostasiée ». D’être assumée dans
le Verbe, la nature humaine se trouve transfigurée ; elle passe en Dieu de telle sorte que nous sommes unis à Lui. Le Christ souffre et meurt « dans notre chair » ;
il abolit ainsi toute séparation entre Dieu et les hommes. Pour maintenir ces quelques affirmations toutes simples, il a fallu s’affronter à toutes les séquelles
des hérésies qui avaient précédé : nestorianisme, monophysisme, monothélisme, manichéisme ou paulicianisme, iconoclasme ! Douze livres pour parler du Christ et
maintenir l’orthodoxie des Pères. Il n’est pas sorti indemne de cette entreprise. Le voilà pris lui-même dans ce travail dont il parle et emporté dans cette
aventure où Dieu communique en Christ avec l’humanité. Jour après jour, le voilà remodelé tout entier dans cette communication incroyable où il passe en Dieu.
« Tout entier, écrit-il, il m’assume tout entier. Tout entier, il s’unit à moi tout entier, afin de me donner le salut à moi tout entier. »
Dans ce travail du Christ, dans cette lente métamorphose qui le fait passer en Dieu, Jean acquiert sur Jésus un regard de plus en plus humain. Depuis les premiers
siècles du christianisme, les théologiens essayaient de rendre compte du mystère de l’incarnation du Verbe incarné. Deux écoles de pensée s’affrontaient : l’Ecole
d’Antioche et celle d’Alexandrie. Cette dernière exaltait le Verbe au point de risquer d’oublier l’humanité de Jésus. L’Ecole d’Antioche, au contraire, insistait
sur l’humanité de Jésus et savait mal, parfois, articuler la nature humaine et le nature divine du fils de Marie. Pour Nestorius, par exemple, Marie n’était pas
vraiment la mère de Dieu, mais d’un homme en qui Dieu aurait subsisté comme dans un temple. Le moine de Saint Saba retrouve le travail des théologiens d’Antioche.
Son travail théologique consiste à bien articuler la nature humaine et la nature divine dans le Christ. Au terme de son œuvre, alors qu’il emploie des concepts très
abstraits, il garde ce regard neuf sur l’humanité de Jésus. « Nazareth, la crèche à Bethléem et la grotte, le mont sacré du Golgotha, le bois de la Croix,
les clous, l’éponge, le roseau, la lance sacrée et salvatrice, le vêtement, la tunique, le suaire et les bandelettes, le saint sépulcre, source de notre
résurrection, la pierre de la mémoire, la montagne sacrée de Sion, le Mont des Oliviers, la piscine probatique et le bienheureux jardin de Gethsémani. Toutes ces
choses nous les respectons et nous nous prosternons devant elles. »
En quittant Damas et tout désir de faire carrière, en épousant la vie monastique, Jean détournait son regard des splendeurs grandissantes de la capitale des Ommayades.
Il a décrit, sans le vouloir explicitement, quel itinéraire s’amorçait lorsqu’il prenait la route de la laure pour s’enfermer dans les grottes de Saint Saba. Le Damascène
a commenté la phrase de Matthieu : « Jésus emmena ses disciples sur une haute montagne. » Cette montée au Thabor était pour lui la métaphore de l’ascension intérieure.
Se détachant de ce qui peut toucher les yeux du corps et émouvoir la sensibilité, l’âme arrive au sommet d’elle-même, s’ouvre sur l’invisible et entre dans la
contemplation. L’aventure mystique était capable de séduire le lettré qu’il était ; il connaissait bien la sagesse et la morale des philosophes antiques avides
de contemplation.
En réalité, le mystère du Christ qu’il a découvert au fil des années a transformé le terme de l’aventure. Certes, il a franchi les étapes qui conduisent au sommet
de l’âme, le « noûs » des grecs philosophes. Il a suivi les chemins de l’ascèse. Arrivant au terme de ce qui est connaissable mais avec la connaissance du mystère
de Jésus-Christ que découvre-t-on ? Rien d’autre que l’inconnaissable dont on ne peut parler que par analogie au négativement. Mais l’inconnaissable que rencontre
le disciple de Jésus est un lieu de passage, un point qui, lorsqu’on l’atteint, est impossible à tenir. Ce point est lieu de passage où la séparation du monde
sensible est en même temps jonction avec lui. Aller jusqu’au bout de la connaissance spirituelle c’est déboucher sur une nuit qui est passage d’un jour à l’autre.
Faire l’expérience de cette nuit, c’est retrouver tout le visible du monde mais éclairé des énergies ou de la lumière de Dieu. C’est regarder la création en
reconnaissant qu’elle n’est pas sans Dieu. La sachant, en Christ, assumée par le Verbe, Jean peut regarder la matière et l’aimer. « Je reconnais, moi, que la matière
est l’œuvre de Dieu et qu’elle est bonne. Je ne me prosterne pas devant la matière mais devant le créateur de la matière, qui a établi sa demeure dans la matière… »
La création, en effet, et tout ce qu’elle contient sont « les réceptacles de l’énergie divine ; par eux et en eux, il a plu à Dieu d’accomplir notre salut. »
C’est au terme de sa vie qu’il écrivait ces lignes, lors de la crise iconoclaste. On serait déçu si l’on cherchait dans la vie de Jean des récits édifiants.
Sa véritable histoire est intérieure. On ne peut que la deviner. L’histoire de Jean, en vérité, est – pour reprendre l’expression de la jeune carmélite de Lisieux,
treize siècles plus tard – « l’histoire d’une âme ».