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Tous coupables ?
Michel Jondot

Au carrefour des lois de l’Eglise qui font des coupables et d’un message de grâce qui justifie, les chrétiens s’interrogent « Qui sera sauvé ? »

Michel Jondot est prêtre séculier du diocèse de Nanterre (France), membre de l'équipe animatrice "Dieu maintenant"

(1) Commentaires et débats


Face aux exigences de la loi

Le procès de Monsieur Dominique Strauss Kahn a plongé la France et le monde dans la stupeur. Sur tous les écrans de Télévision, en mai 2011, un des personnages les plus brillants de la planète, objet d’admiration aux yeux de tous les chefs d’Etat, promis à la présidence d’un grand pays, tombait aux mains des policiers, paraissait devant le juge d’un quartier mal famé de New-York, en sortait le visage ravagé, les mains menottées derrière le dos, comme le plus vulgaire des malfaiteurs, pour être conduit dans une prison sordide. Le désarroi des spectateurs ne tenait pas d’abord au fait de savoir si le directeur du FMI était innocent ou coupable. Le procès de Harlem mettait plutôt en lumière le poids de la loi dans une société, sa dimension tragique.

Le chrétien n’est pas en-dehors de cette condition humaine. Il partage la fragilité de ses contemporains par rapport aux exigences des lois de son pays: combien de prêtres ne sont-ils pas incarcérés pour des actes unanimement répréhensibles! En même temps, à l’intérieur de la société des hommes, le disciple de Jésus se reconnaît soumis à une autre loi plus menaçante encore : la loi de Dieu dont l’Eglise affirme avoir le dépôt et dont elle se considère dépositaire. On déplore les interdits de toutes sortes, les condamnations, les exclusions. Certes, les moyens de coercition sont limités. Ils pèsent pourtant sur les consciences et empoisonnent bien des vies. Et surtout les lois de l’Eglise mettent les baptisés face à un jugement final dont les conséquences sont terrifiantes. Qui donc peut- être sauvé ? Qui donc est juste devant Dieu ?

Jésus face à la loi

Jésus a devancé nos questions en nous donnant à réfléchir à partir de la parabole du Pharisien et du publicain. L’histoire met en scène deux personnages situés de façon différente par rapport à la Loi (Luc 18, 9-14). Les Pharisiens sont bien connus pour leur volonté de se tenir, par fidélité à la Torah, à l’écart de la société romaine qui étend son influence sur la Palestine du temps de Jésus. Ils en rajoutent aux préceptes de la Loi écrite pour être sûrs de ne pas être confondus avec leurs coreligionnaires en danger de se laisser influencer par les occupants romains. Ils se veulent « séparés » : ce mot est la signification même de leur titre de pharisien.

A l’inverse, les publicains collaborent avec les occupants. Ceux-ci avaient mis en place un système pour collecter les impôts ; on choisissait, parmi la population, des agents chargés de ramasser les sommes fixées par le pouvoir. Libre à eux d’exiger davantage et de s’enrichir sur le dos de leurs coreligionnaires en exigeant de chacun plus qu’il n’était nécessaire. On comprend que le peuple les ait considérés avec mépris.

La parabole raconte, en réalité, l’histoire d’une séparation. Au départ, l’un et l’autre sont ensemble et posent en même temps un acte commun : « Deux hommes montèrent au Temple pour prier » ; au terme ils sont divisés : « Je vous le dis : ce dernier (le publicain) descendit chez lui justifié, l’autre non ». Le rapport à la Loi est sous-jacent à cette déchirure. Certes le pharisien est fidèle à la Torah écrite comme à la thora orale mais sa fidélité le met à l’écart d’autrui : « Je ne suis pas comme le reste des hommes ». Ces mots préparent la suite du texte : « le publicain, se tenant à distance, n’osait pas même lever les yeux vers le ciel ». La prière est bien différente de celle du Pharisien : « Prends pitié du pécheur que je suis ! » Et pourtant elle est plus conforme à la Loi, aux dires de Jésus. Le publicain « descendit chez lui justifié ».

Quand on a lu le Deutéronome, on comprend l’erreur du Pharisien. La loi est donnée pour faire un peuple de frères, tous fils grâce à la Loi. L’expression « les fils d’Israël » surgit chaque fois que la volonté du législateur est entendue et mise en pratique («Les fils d’Israël obéirent à Moïse et agirent selon ce qu’il avait commandé» (Dt 34,9). Quand l’autre est «mis « à distance », quand il cesse d’être frère, on sort de la Loi. Celle-ci ne peut plus rendre juste, pas même celui qui suit les préceptes. La loi a nécessairement une dimension sociale. Le Pharisien, se mettant à part du « reste des hommes », quelle que soit la valeur de ses actes, se met hors la loi. Bernanos faisait dire à l’un de ses personnages (Monsieur Ouine) : « La justice ne saurait plus m’atteindre, – je suis hors d’atteinte – tel est probablement le véritable sens du mot perdu. Non pas absous ni condamné, notez bien : perdu– oui, perdu, égaré, hors d’atteinte, hors de cause. » Telle est précisément la situation du Pharisien.

La loi fait des pécheurs !

Luc a été compagnon de Paul et c’est peut-être la raison qui l’amène à employer le vocabulaire de la justification dont le thème est au cœur de L’épitre aux Romains. Méditant sur la Loi, l’apôtre prend conscience des richesses qu’elle procure mais aussi de ses limites. Certes, elle fait un peuple en permettant une alliance au nom du Seigneur; certes, elle est don de Dieu. Elle est inséparable des promesses et elle permet de vivre (« fais ceci et tu vivras » répète le Deutéronome). Cependant, elle fait des coupables. Promulguer des préceptes c’est faire courir le risque de la transgression. Sans la loi nous n’aurions pas conscience du péché. Avec la Loi, nous devenons pécheurs. Le publicain en est conscient : « Prends pitié du pécheur que je suis ». En ce sens, il est plus proche de la justice que ne l’est le Pharisien puisque celui-ci ne reconnaît pas même que, prenant ses distances par rapport à son voisin de prière, il se met hors la loi. Plus tard, Paul dira « Tout ce que dit la Loi, elle le dit …afin que toute bouche soit fermée et le monde entier reconnu coupable devant Dieu » (Rm. 2, 19). Nous prenions conscience de la stupeur de tous devant les rigueurs de la justice s’abattant sur le directeur du FMI. Ces réactions illustrent la tragédie humaine que Paul évoque à travers ses propos et qui apparaît chez tous les grands auteurs de Sophocle à Kafka en passant par Luther ou Dostoievski. La culpabilité taraude la conscience humaine.

Le publicain de notre parabole se reconnaît pécheur. Il reconnaît qu’il s’est mis hors la Loi et pourtant on nous le présente comme justifié. Comment comprendre ? Notre question de départ demeure : « Qui donc est juste devant Dieu ? »

La lettre aux Romains nous aide à creuser ce mystère. Lorsque son auteur affirme : « tous sont coupables devant Dieu », il oblige le peuple auquel il appartient à sortir des frontières tracées pour ceux qui se réclament de la loi de Moïse. Celle-ci forme un ensemble particulier, grâce à une loi qui lui est donnée en propre. S’enfermer dans le particulier, se prévaloir d’une élection qui met à part, c’est, pour reprendre les mots de Bernanos, «se mettre hors d’atteinte».

Il est bon, d’une certaine façon, que la loi engendre la faute ; ce faisant, elle permet de rejoindre la multitude. La foule innombrable des hommes est enfoncée dans le péché, aux dires de l’apôtre ; il semble s’en réjouir ; n’est-ce pas étonnant ? S’en étonner serait oublier que cette affirmation est posée par un homme ayant vécu mystérieusement la rencontre de Jésus mort et ressuscité. Farouche et violent militant de la cause juive, serviteur zélé de la Loi, il comprend, faisant l’expérience de la Résurrection, que le don de la Loi ne peut être enfermé dans la judaïté. La Loi fait des pécheurs et le monde des pécheurs, païens ou juifs, est rejoint par l’Esprit de Jésus ressuscité. La loi ne peut faire que les transgresseurs échappent à leur condition et ne reçoivent la mort comme salaire du péché. La Résurrection fait apparaître que la dette est payée. Jésus a pris place au rang des pécheurs pour réconcilier l’humanité tout entière avec Celui qui avait fait don de la Loi. Sur la loi qui fait des pécheurs, parmi les juifs comme parmi les païens, s’articule la grâce offerte à tous. Au don s’ajoute le pardon.

La grâce est offerte

A la lumière de cette expérience de Paul dont Luc a reçu le témoignage, on comprend les réactions soulignées par l’Evangéliste devant le publicain. Il est au nombre de ceux qui reconnaissent que la loi ne peut les rendre justes. Il est prêt à entendre que jamais nos actes ne mériteront d’être pris en considération. Nous ne serons jamais sauvés que par grâce et la grâce est offerte. Un mot désigne l’acte par lequel nous acceptons ce qui nous est proposé : la foi. Celle-ci ne fait qu’un avec le baptême qui est simultanément l’annonce de l’acte par lequel nous vient la grâce et la réponse que nous y apportons. En Christ, solidaire de l’humanité et abolissant le péché en plongeant lui-même dans la mort, le mal est vaincu et la mort devient lieu de la promesse, porte de l’espérance. La foi que le baptême accompagne nous place au lieu même où l’humanité devient juste. « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort afin que comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions, nous aussi dans une vie nouvelle (Ro. 6,4).

Si la loi est dépassée, si nous échappons à la condamnation, si à la loi qui faisait le peuple de l’Alliance se substitue la grâce par laquelle, moyennant la foi, nous devenons justes, s’ensuit-il que nous pouvons faire n’importe quoi ? Paul a prévu la question. "...Où le péché s’est multiplié, la grâce a surabondé!... Que dire alors ? Qu’il nous faut rester dans le péché pour que la grâce se multiplie ? Certes non ! Si nous sommes morts au péché, comment continuer de vivre en lui ? » (Ro. 5, 20 à 6,2). Au régime de soumission à une loi qui condamne se substitue un régime où Dieu fait grâce. A la morale qui s’appuie sur un système vieilli doit succéder une manière de vivre « selon l’Esprit ». De même que Christ est ressuscité, de même le baptisé est appelé à vivre une « vie nouvelle ».

Un régime nouveau

Ceux qui, par la foi, adhèrent à l’acte de Jésus-Christ et reconnaissent que Dieu fait grâce, sont appelés à faire un ensemble à l’intérieur duquel chacun a sa place et que désigne le mot « corps ». « De même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ Jésus, étant, chacun pour sa part, membre les uns des autres » (Ro. 12,4-5). Certes, ce corps est menacé de se replier sur lui-même. Il doit se souvenir que l’acte de Dieu s’adresse à l’humanité entière. Pour mieux affirmer l’universalité du salut, Paul affirme l’universalité du péché : « le monde entier est reconnu coupable devant Dieu ». Ce serait renouveler la situation du Pharisien et du publicain que de se targuer de la foi pour entrer dans un ensemble humain composé de purs et de sauvés. Recevoir l’annonce du salut, en vivre, conduit à se sentir solidaire du monde entier, comme Jésus et avec lui. Bernanos l’a bien compris : « Le péché nous sommes tous dedans, les uns pour en jouir, d’autres pour en souffrir, mais à la fin du compte, c’est le même pain que nous rompons au bord de la même fontaine, en retenant notre salive, le même dégoût ».

Compatissant avec la souffrance de tous, ce corps se distingue non seulement par la foi mais par la volonté de faire grâce. La loi nouvelle est appelée « Vie dans l’Esprit » : « le fruit de l’Esprit est charité, joie, paix, longanimité, serviabilité, bonté, confiance dans les autres, maîtrise de soi : contre de telles choses il n’y a pas de loi » (Gal. 5, 22-23). Comment mieux dire que la « vie nouvelle » où nous introduit le baptême est une existence où la loi est remplacée par une certaine façon de rencontrer autrui ? Vivre de l’Esprit consiste à reconnaître autrui comme le maître dont je suis le serviteur. Quand la loi est dépassée, « l’amour commande » disait une théologienne. Répondre par la foi au Dieu qui fait grâce conduit à se tourner vers les autres au nom du Père, avec son Fils et dans son Esprit.

Face aux lois de l’Eglise

Corps du Christ, l’Eglise rassemble des hommes et des femmes qui se réfèrent à la Résurrection de Jésus et reconnaissent que Dieu fait grâce. On lui reproche souvent de multiplier les interdits et de culpabiliser. Elle n’est pas, loin s’en faut, une société qui n’a d’autre loi que l’amour ; ses exigences souvent sont telles qu’on en vient à oublier que l’Evangile est une bonne nouvelle et que notre question de départ resurgit : « Qui sera sauvé ? Qui est juste devant Dieu ? ».

Il est vrai qu’au fil de l’histoire, la communauté chrétienne est retombée dans un régime d’exclusion qui peut paraître un retour au régime de la loi ancienne. « Hors de l’Eglise, point de salut ! » disait-on jusqu’à Vatican II. Une pareille affirmation contredit l’universalité affirmée par Paul qui refuse de séparer les élus et les réprouvés. Sillonnant les routes entourant la Méditerranée, il se laisse altérer par les cultures païennes. Il s’oppose violemment aux juifs convertis qui veulent garder les signes de leur appartenance et les imposer à tous, la circoncision par exemple. Enfermer le salut à l’intérieur des frontières d’une Eglise en ignorant ou en condamnant le monde qui l’entoure est un contresens que les historiens, sans doute, peuvent expliquer mais qui est dangereux et peut conduire au totalitarisme.

Pour être fidèle à leur foi, désormais, les chrétiens doivent épouser la culture des peuples au milieu desquels ils vivent. Nécessairement ils rencontrent des lois auxquelles ils ont à se soumettre ; refuser systématiquement de suivre les lois de son pays serait, en Europe du moins, se mettre en contradiction avec le désir de rencontrer autrui qui devrait animer le croyant. Face à ses concitoyens, « l’amour commande ». Mais lorsque les lois d’un pays sont en contradiction avec les exigences de l’Evangile, la conscience est déchirée. Il est bon qu’on trouve dans l’Eglise des personnes autorisées pour guider les choix de chacun. Bien des militaires, pendant la guerre d’Algérie, auraient aimé que l’Eglise parle. Comment réagir lorsque la torture est pratiquée ? Peu de temps après, lors d’un procès fameux, beaucoup se sont réjouis qu’un évêque se soit présenté au tribunal pour témoigner en faveur de l’objection de conscience.

Aujourd’hui l’Eglise parle au monde. Les Encycliques se succèdent. Elles témoignent que ceux qui les conçoivent entendent les injustices dont beaucoup d’hommes, de femmes, d’enfants font les frais. S’élabore, à partir de ces textes, une doctrine sociale dont il faut reconnaître la pertinence. L’Eglise s’est ouverte au monde: réjouissons-nous ! Elle a cessé d’être repliée sur elle-même et vit avec le monde qui l’entoure. « Elle se fait message, elle se fait dialogue, elle se fait conversation » (Paul VI, Ecclesiam suam»). La Pâque de Jésus ouvre les croyants sur l’universel ; c’est à coup sûr la raison pour laquelle elle fait sienne « La Déclaration des droits de l’Homme » ; celle-ci, en effet, se veut ouverte à tous les pays et tous leurs habitants.

Soumission aux lois ou accueil de la grâce ?

Reste que l’Église ne se contente pas de mêler sa voix à celle des peuples les plus divers. Le magistère promulgue des interdits et des impératifs pour règlementer le comportement des chrétiens. Ce faisant, elle déçoit souvent les baptisés.

Quand le magistère maintient contre vents et marées une morale prétendue immuable parce qu’inscrite dans la nature humaine, on est en droit de s’interroger. Disant cela, en effet, l’Eglise se contredit. Comment se fait-il que la première édition du catéchisme romain ait affirmé que la peine de mort était licite et que, dans la seconde édition, ce point ait été effacé ? Cette altération est, sans doute, le fruit de la parole: l’Eglise a su écouter les protestations qui n’ont pas manqué de se faire entendre.

Par ailleurs, bien des chrétiens souffrent de la rigidité devant tout ce qui touche à la conception, à la vie, à la mort, à la sexualité. La culture a évolué, le contrôle des naissances s’est imposé, la vie en couple s’est modifiée, l’avortement n’est plus interdit. Naguère l’existence d’un couple homosexuel ne pouvait être reconnue dans la société; elle continue à être interdite par l’Eglise. Nous connaissons tous des jeunes qui, découvrant leur homosexualité et ne pouvant supporter d’être comptés au nombre des pécheurs publics, ont couru au suicide. Comment ne pas entendre la souffrance des couples divorcés écartés des sacrements ? L’Eglise est née de l’Esprit qui libère et qui tourne vers autrui pour lui faire grâce ; aujourd’hui elle écarte de son sein ceux qui, écrasés par des impératifs ou des interdits, continuent à dire « Je crois ». Ceux à qui l’Eglise a annoncé que Dieu fait grâce tombent dans la disgrâce !

Face à une morale qui entraîne des transgressions nombreuses et enferme dans la culpabilité, comment réagir ?

La parabole du Pharisien et du publicain nous éclaire. La tentation serait de séparer les chrétiens entre purs et impurs, d’un côté ceux qui approuvent les lois et les suivent, de l’autre ceux qui, ne pouvant se soumettre, sont acculés à la transgression.

Devant des lois qui font souffrir, ceux qui sont épargnés sont appelés à la compassion. Si la grâce est offerte à tous les hommes c’est parce que, St Paul le rappelle, tous ont péché. Il convient de désapprouver le comportement de telle ou telle association qui, sous prétexte de défendre les interdits de l’Eglise, vient manifester de manière ostentatoire dans les cliniques où l’on pratique l’avortement. Ils accroissent le sentiment de culpabilité chez des médecins et surtout chez des femmes qui, très souvent, ont été acculées à poser un acte qu’elles ne voulaient pas vraiment.

Devant ces mêmes lois, ceux ou celles qui transgressent sont soumis à une autre tentation. Ils risquent, bien souvent, de refuser la loi ou de l’ignorer. Ils risquent de se prendre pour des justes précisément parce qu’ils se mettent au-dessus de la loi. Mieux vaudrait pour eux qu’ils se reconnaissent dans la situation du publicain. La souffrance de ce dernier ne nie pas la loi ; elle appelle la pitié de Dieu : « Seigneur ! Prends pitié du pécheur que je suis ! ». Se référer à la loi entraine une culpabilité regrettable. Mais mieux vaut être du côté de ceux qui sont graciés que du côté de ceux qui, comme les Pharisiens étalant leurs mérites, «ont déjà leur récompense».

En fin de compte, comment se situer par rapport aux lois de l’Eglise ? Nous ne pouvons bien sûr contester son pouvoir de légiférer. Il faut des lois pour instituer une communauté. Mais il en va des paroles de l’Eglise comme de la Loi qui forgeait le peuple de l’Ancienne Alliance : Paul la considérait comme un pédagogue, c’est-à-dire celui qui amène en un point où il doit s’effacer pour laisser l’enfant aux mains d’un maître. L’Eglise ne peut oublier que ses exigences ont une limite et qu’elle doit s’effacer devant le pécheur à qui Dieu fait grâce.

S’il n’est pas question de contester le pouvoir du magistère, il est sans doute permis de regretter qu’il ne s’exerce pas de façon plus démocratique. La reconnaissance du droit de chacun à prendre la parole est un des beaux fruits de la modernité. L’Eglise, dans sa manière de gouverner, ne montre pas au monde qu’elle croit à la parole. Pourtant celle-ci a pris chair en Jésus. A partir de ce mystère, le chrétien reconnaît Dieu à travers nos paroles humaines. Il n’est de parole vraie, pensons-nous, que dans un jeu d’écoute et de réponse. Nous attendons du magistère non une parole venue d’en-haut, mais une parole qui soit le résultat d’une écoute de tous et qui aide à vivre. En Europe du moins, il est des silences ou des discours qui font mal. Le chrétien se doit peut-être de faire entendre la voix de ceux que l’Eglise culpabilise. On peut attendre que l’Eglise se fasse conversation non seulement avec le monde qui l’entoure mais en son sein. Qu’il vienne ce temps où, dans notre histoire, aucun croyant ne pourra demander « Qui peut être sauvé ? ». Qu’il vienne ce temps où chacun, à la manière de Thérèse de Lisieux, pourra reconnaître que « Tout est grâce » !

Par-delà le Bien et le mal

Une scène du roman de Dostoievski : « Crime et châtiment » illustre bien cette vision de la loi. Deux personnages sont face-à-face. D’une part Sonia, une vraie croyante vivant dans la misère et obligée, par un beau-père cynique, de se prostituer pour faire vivre une famille où se trouvent deux enfants orphelins. Face à elle un jeune intellectuel, Raskolnikof, qui estime que les lois sont faites pour les petites gens. Un esprit éclairé, pense-t-il, est au-dessus des lois. Fort de cette conviction il assassine, de manière purement gratuite, deux vieilles femmes devenues, à ses yeux, inutiles à la société. Lorsque Raskolnikov lui avoue son crime, Sonia fond en larmes et s’apitoie sur son sort. Elle comprend que se mettre hors la loi, supprimer la distinction du Bien et du mal, revient à sortir de l’humanité. Pour le sauver, Sonia, la prostituée, l’enjoint d’aller se dénoncer. Se soumettre aux exigences de la loi qui définit le Bien et le mal, c’est retrouver le chemin du salut. Le regard de Raskolnikof sur cette jeune femme l’intrigue ; il l’interroge et prenant conscience de sa misère, il s’étonne. Pourquoi supporte-t-elle cette existence ? Pourquoi ne court-elle pas se suicider ? La réponse de Sonia est sublime : « Que deviendraient les petits ? » Raskolnikof est condamné aux travaux forcés ; elle le suit sur le chemin qui conduit au bagne, elle le soutient lui et ses compagnons, elle les aide et les réconforte.

Telle est la vie chrétienne. Elle ne nie pas les lois qui définissent le Bien et le mal, contrairement à Raskolnikov. Elle suppose pourtant un dépassement du Bien et du Mal. Aux yeux de la loi, Sonia est pécheresse. L’amour qu’elle déploie l’empêche de sombrer dans le désespoir. Loin de se croire condamnée, elle fait renaître l’espérance de ceux que la loi condamne. Tragique est le destin de l’homme ; il vit sous le poids des lois qui font des innocents et des coupables : l’affaire Straus Kahn le rappelle. Splendide est le destin du croyant. La justice que définit la loi – celle du monde ou celle de l’Eglise - n’est pas le tout de l’existence. Par-delà innocence et culpabilité le chemin reste ouvert pour le pécheur comme pour le saint. Qui sera sauvé? Celui qui croit à l’amour.

Michel Jondot

Peintures de Dominique Penloup