Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à " Chrétiens en Occident " Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

À propos d’Anne Soupa
Michel Poirier

Anne Soupa, il y a quelques mois, se proposait pour occuper la place d’archevêque de Lyon vacante depuis la démission de Mgr Barbarin. Dans un livre récent (1) , elle développe sa position : elle veut être évêque tout en demeurant laïc, dit-elle. Bien que son livre ne se réduise pas à cela, c’en est le point nodal. Michel Poirier tente de comprendre d’où elle a pu tirer cette conception d’un « évêque-laïc ». Il montre en quoi la promotion d’un épiscopat laïc face à un presbytérat-sacerdoce inchangé est une impasse.

Pour une analyse plus complète du livre d'Anne Soupa, voir l'article de René Poujol :
Anne Soupa : des « évêques laïcs » pour des « néo-catholiques »

(0) Commentaires et débats

Un pavé dans la mare

L’archevêché de Lyon était devenu vacant en 2020. Une femme, Anne Soupa, a jeté un pavé dans la mare en se portant candidate. Une telle nomination est-elle possible ? Certainement pas dans l’Église catholique romaine telle que nous la connaissons. Un jour ? Jean-Paul II a édicté « définitivement » qu’il n’était pas question pour une femme d’accéder à la prêtrise, a fortiori à l’épiscopat. Mais qu’est-ce que « définitivement » dans une institution qui a connu bien des métamorphoses, avec des papes défaisant ou infléchissant avec délicatesse mais de manière décisive ce qu’avait fait un prédécesseur ? Nos descendants verront.

Un autre point mis en avant par Anne Soupa, c’est qu’elle veut être « un évêque laïc ». C’est assez surprenant. Nous verrons plus loin d’où elle a pu tirer cette idée, et ce qu’on peut en penser.

Chez nos frères protestants

Certaines Églises issues de la Réforme n’ont pas d’évêques. Elles assurent autrement la mission de « veiller sur », de « sur-veiller » et aussi de « voir loin en avant », toutes idées présentes dans le mot grec episcopos (d’où viennent episcopus en latin, puis évêque en français), en conformité avec son étymologie. D’autres Églises issues de la Réforme ont gardé des évêques, et certaines d’entre elles ont résolu depuis quelques décennies (il a fallu des siècles pour en arriver là !) d’ordonner des femmes à cette responsabilité. C’est le cas dans le luthéranisme allemand et scandinave, et dans certaines Églises de la Communion anglicane. Cette initiative n’a pas bouleversé la structure et l’existence de ces Églises, la grâce de Dieu s’y diffuse comme toujours, et je ne vois pas pourquoi nous redouterions de voir arriver la même chose dans notre Église Romaine. Certes Jean-Paul II a voulu fermer la porte à double tour, mais on ne peut verrouiller le Saint-Esprit s’il décide d’intervenir.

L’expérience vécue par ces Églises protestantes et anglicanes est positive Pourquoi ne souhaiterions-nous pas qu’elle s’étende et se généralise ?

D’où Anne Soupa a-t-elle tiré l’idée d’un épiscopat laïc ?
Relisons le Nouveau Testament

Dans le Nouveau Testament, il est à divers endroits question de prêtres païens et juifs. En grec, la langue originelle de ces textes, ce sont des hiereis (singulier hiereus), dans les traductions latines des sacerdotes (singulier sacerdos). Dans les deux langues, l’étymologie de ces mots leur assigne le sens d’ « opérateur du sacré », et c’est bien ainsi que dans ces civilisations on considère les prêtres. Sans leur intervention, les sacrifices officiels ne sont pas agréés par la divinité.

Les Actes des Apôtres et les Épîtres nous font connaître la naissance et les développements initiaux de plusieurs des premières communautés chrétiennes. Chez certaines on voit apparaître un groupe de responsables, des « anciens », comme c’était déjà le cas dans les synagogues juives, ce qui se dit en grec presbuteroi (singulier presbuteros) et que le latin transcrit en presbyteri (singulier presbyter). De plus les mêmes personnages sont aussi appelés episcopoi (pluriel d’episcopos), en latin episcopi. Le point important pour notre réflexion est celui-ci : aucun de ces responsables n’est jamais qualifié de hiereus / sacerdos, le Nouveau testament s’abstient résolument d’assimiler les responsables des jeunes Églises à des opérateurs du sacré, à des sacrificateurs patentés et spécialistes qui seraient seuls admis à présenter à Dieu une offrande valable. Le vocabulaire sacerdotal n’est employé que pour parler du sacrifice du Christ, seul et unique grand-prêtre (c’est le thème central de l’Épître aux Hébreux) et pour parler des chrétiens qui constituent ensemble un sacerdoce (là s’enracine ce qu’on appelle aujourd’hui le sacerdoce commun des fidèles).

On voit donc que les premiers episcopi, et tout aussi bien d’ailleurs les premiers presbyteri, n’étaient pas des sacerdotes, ils n’étaient pas des prêtres au sens que le mot a couramment aujourd’hui. Voilà ce qui peut avoir donné à Anne Soupa l’idée qu’on pourrait devenir episcopus, évêque, sans devenir prêtre, sans cesser d’être laïc.

Pour voir si cette idée tient la route, examinons comment le presbyter des premiers temps est devenu un prêtre.

L’évolution des premiers siècles

Au 2e siècle, dès les premières décennies une transformation se dessine, presbyter et episcopus cessent d’être équivalents. Au sein du groupe des presbyteri un leader apparaît, et c’est à lui que sera réservée l’appellation episcopus. Un seul assume désormais pleinement à titre personnel la veille au bénéfice du troupeau, mais la solidarité de l’episcopus et du presbyterium (l’ensemble des presbyteri) qui l’entoure et le seconde, le remplace en cas de besoin, continue d’être affirmée avec force, notamment dans les lettres de saint Ignace d’Antioche. Ni le presbyter ni l’episcopus ne sont encore étiquetés sacerdotes.

Au 3e siècle l’episcopus est tout à fait devenu dans les faits ce que nous appelons aujourd’hui un évêque. Et on se met à le dénommer aussi sacerdos, alors que les simples presbyteri n’ont pas normalement droit à ce titre. C’est seulement au tournant des 4e et 5e siècles, chez saint Augustin, que l’emploi de sacerdos pour les simples prêtres se répandra et se généralisera.

Les raisons qui peuvent expliquer cette évolution du vocabulaire, et avec lui de la compréhension des ministères chrétiens, sont multiples. J’ai tenté de les cerner dans Qu'est ce qu'un prêtre chretien aux origines.html. La principale tient probablement au fait que, dès les premières descriptions du culte chrétien qui nous sont parvenues, datant du milieu du 2e siècle, il s’est installé la règle qu’une seule personne, le président de l’assemblée, prononce au milieu du peuple sacerdotal et pour lui la grande prière d’offrande au Père qui actualise l’intervention du Christ sur le pain et la coupe au soir du Jeudi saint : cette action est sentie comme sacerdotale, comme opérant quelque chose de sacré. Et au 3e siècle, ce président est régulièrement l’évêque, qui préside entouré des prêtres mais qui n’est suppléé dans cette fonction par l’un d’eux qu’en cas d’impossibilité. Après la fin des persécutions et le passage à un Empire chrétien, les lieux où se célèbre le culte chrétien se multiplieront dans chaque cité, la liturgie y sera de plus en plus souvent célébrée sans présence de l’évêque et sous la présidence d’un prêtre, d’où l’évolution que nous constatons chez Augustin.

Au départ de l’histoire chrétienne, ni les évêques ni les prêtres n’étaient des « prêtres » au sens de sacerdotes, d’hommes du sacré, mais vers 400 la « resacerdotalisation » de ces responsables de l’Église est achevée, et sur ce chemin il est impossible de séparer évêques et prêtres, c’est leur association fonctionnelle avec les évêques qui a conduit les presbyteri à devenir ce que nous appelons aujourd’hui des prêtres. On voit dès lors combien est paradoxale la proposition, présentée par Anne Soupa, de créer ou recréer un épiscopat délesté de fonctions sacrales alors que les prêtres demeureraient plus que jamais des hommes de l’action sacrée.

Si l’on estime que cette sacerdotalité des évêques et des prêtres, et l’idée qui s’est développée à partir de là d’un pouvoir sacré qu’ils auraient sur les fidèles, posent problème (et il y a effectivement des problèmes !), il est illusoire de penser qu’on pourrait traiter séparément le cas des prêtres et celui des évêques, qu’on pourrait appeler des femmes à la fonction la plus restreinte sans que soit impliquée l’autre. La promotion d’un épiscopat laïc face à un presbytérat-sacerdoce inchangé, c’est une impasse.

Sacerdoce et pouvoir

Lorsque les premiers presbyteri et episcopi de l’Église chrétienne ont été inventés, il s’agissait d’assurer au mieux la gouvernance des communautés, ce qui est un service au bénéfice de tous, et il ne faut pas se dissimuler que ce service de « veille sur » implique inéluctablement un pouvoir, si retenu et respectueux soit-il. Tout dépend des modalités de son exercice, par exemple si l’ensemble de la communauté participe au débat et aux choix, et de cela on a des témoignages assurés dans les premiers siècles, notamment quand il s’agit de l’élection de l’évêque, où cette participation est décisive.

De ce point de vue, la resacerdotalisation des évêques et des prêtres n’a pas été sans conséquence. Elle fait d’eux des spécialistes du sacré, le sacré se met à imprégner toute leur action dans l’Église, des textes officiels romains parlent d’eux comme de « ministres sacrés ». Cela a contribué à les mettre en surplomb, en situation de supériorité même dans les domaines où leur sacerdoce particulier n’est pas en cause, alors que beaucoup de leurs activités quotidiennes ne relèvent que de leur baptême et n’engagent pas le sacrement de l’ordre. Le cléricalisme et parfois l’arbitraire en ont été favorisés.

Face à de telles dérives, comment réagir ? La solution a été radicale dans le monde protestant au 16e siècle lors de la Réforme : le caractère sacerdotal des responsables a été rejeté, l’ordination des pasteurs et l’investiture des évêques ou inspecteurs ecclésiastiques ont cessé d’être un sacrement, le seul sacerdoce est le sacerdoce général des baptisés. En principe les responsables ne sont plus un clergé face à des laïcs – même si parfois des réflexes cléricaux peuvent ressurgir.

Du côté catholique, on a considéré que ce sacerdoce spécifique des présidents de l’assemblée eucharistique est un acquis à respecter, datant de la période fondatrice des Pères, celle des martyrs et des victoires sur les premières hérésies qui auraient pu défigurer la foi naissante. Est-ce à dire qu’il n’y aurait rien à faire évoluer ? Il y aurait à mettre en perspective ce sacerdoce en le coordonnant au sacerdoce commun des baptisés, en l’y enracinant, par exemple en reconnaissant qu’il existe en christianisme d’autres manières de faire que d’attribuer un pouvoir exclusif aux évêques et au premier d’entre eux. Toute fonction particulière dans la communauté, y compris une fonction qui implique un certain pouvoir, ne doit pas entraîner de ce fait une supériorité personnelle, une situation d’inégalité foncière et de domination, qui est le fondement du cléricalisme. Et il faudrait renoncer à l’expression « les ministres sacrés » : lorsqu’un prêtre ou un évêque préside l’assemblée des baptisés et prononce sur le pain et le vin les paroles du Christ, il est là un ministre du sacré, un serviteur du sacré, ce qui n’est pas la même chose qu’un ministre sacré. Et même je préférerais dire « un ministre des choses saintes » si, comme je le crois ( Petite réflexion sur le sacré et le saint.html ), l’idée chrétienne de la sainteté ne coïncide pas avec la notion commune de sacré.

Il est illusoire de chercher à mettre en place un « épiscopat laïc » sans revoir la place exacte de l’ensemble des sacerdotes, évêques et prêtres, dans l’Église catholique romaine, et sans approfondir la réflexion sur tout ce qu’implique et permet le baptême.

Dans cette recherche, les refus opposés actuellement aux femmes auraient évidemment toute leur place dans les remises en question qui seraient à entreprendre.

Michel Poirier, le 26 janvier 2021
Peintures de Soutine

1- Anne Soupa Pour l’amour de Dieu, Editions Albin Michel 2021 / Retour au texte