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La foi contre toute emprise - 2ème partie
Christine Fontaine

Le mythe de Babel représente l’Humanité qui cherche à vivre en paix sous la Loi du Même ou de l’Un. Un seul et même langage, un projet qui est le même pour tous, une ville où se fixer dont la tour transperce les cieux et qui se présente comme un modèle pour toute l’Humanité. Selon cette Loi, toute altérité est facteur de division et par conséquent mauvaise. Cette Loi ne supporte aucune altération ni dans le temps ni dans l’espace. Selon Christine Fontaine, elle caractérise une certaine manière de vivre sous emprise dans l’Église catholique aujourd’hui alors que la foi au Dieu de Jésus-Christ combat toute emprise.

1- « Je ne veux pas que l'autre soit le même… »

3- « Le dieu pervers »

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2- « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi » (1)

La suite du Christ place le sujet au lieu où Dieu le rejoint dans son histoire singulière, c’est-à-dire différente de n’importe qui. D’être attiré et maintenu à cette place permet à chaque croyant de faire place aux autres. La foi au Dieu de Jésus-Christ fait passer de l’obéissance à la Loi – fût-elle celle de Dieu – à l’obéissance de la foi, de la soumission à la Loi qui uniformise à l’écoute des autres en ce qu’ils ont de singulier et d’unique.

Vivre dans la foi : une histoire singulière

En opérant la division, Jésus-Christ permet que « ça diffère » entre nous, il crée un appel d'air. La Bible nous dit que Dieu met du souffle dans nos vies. Reste que diviser pour mieux régner est la devise du démon, pas celle de Dieu. Il s’agit pour Jésus de donner le moyen à ceux qui consentent à le suivre de vivre ensemble et d’être unis sans se confondre ou s’entre- dévorer. Jésus-Christ vient faire non plus du semblable mais de la différance (2) : le principe d’une unité qui n’est pas à maintenir mais à viser en se réjouissant que le but soit sans cesse différé. Il suscite de l’Ouverture au sein de l’Humanité.

Juste après avoir dit qu’il vient créer de l’opposition au sein des familles, Jésus déclare : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi » (Mt 10, 35-37). Jésus se présente comme un moi, un sujet, qui formule une demande à celui qui, c’est-à-dire à tout le monde ou à n’importe qui. Sa demande porte sur le fait de l’aimer plus que tout. Sa demande d’être aimé engage Jésus comme sujet. La réponse ne peut s’exprimer qu’à la première personne du singulier. Le fait que Jésus demande à être aimé plus que tout autre instaure une relation unique entre lui et celui qui répond. Cette relation qui m’institue comme un je répondant à un tu qui m’appelle à l’aimer doit être plus forte que celle qui lie les parents et leurs enfants. Que signifie aimer quelqu’un si ce n’est décider de lui faire confiance ? Être digne de lui consiste à l’estimer digne d’avoir toute notre confiance ou en tout cas davantage que quiconque de nos proches. La foi ne consiste pas à croire quelque chose mais à suivre quelqu’un qui attend une réponse en je et qui donc devient un tu pour moi. La foi en Jésus-Christ est ce lien d’un amour qui s’exprime par la confiance que je décide de lui accorder. Ce lien crée une rupture dans les relations par le fait qu’il doit, selon Jésus, être plus fort que tous les autres. Il crée de la distance au sein des relations familières.

Mais pourquoi accorderais-je toute ma confiance à Jésus ? Ou, ce qui revient au même : pourquoi l’aimerais-je plus que tout autre ? L’amour n’est pas de l’ordre de l’explication mais de l’expérience qui dépasse toujours toute raison. La réponse à cette question ne peut être apportée que par ceux qui en ont fait ou en font l’expérience. A la question, pourquoi ont-ils suivi Jésus-Christ, ils ne pourront que répondre comme pour toute relation d’amour : « Parce que c’était lui ; parce que c’était moi » (3).Ils ne pourront parler qu’en je - en leur propre nom - tant la foi est une expérience singulière. Si on leur demande de rendre compte de cette expérience, chacun de ceux qui ont répondu à l’appel de Jésus pourrait peut-être dire : « La suite du Christ me mène à un Tout-Autre Dieu que celui que j’imaginais quand je cherchais les raisons que j’aurais de croire ou de ne pas croire en son existence. De ce Dieu, je ne peux pas dire que je le connais puisque l’amour que je reçois de lui dépasse tout ce que je peux imaginer ou concevoir. Je ne peux pas dire pour autant que j’ignore qui il est puisque ce que j’expérimente me donne de discerner progressivement ce qui est de l’ordre de Dieu et à ne pas le confondre avec celui du démon. Contrairement aux gens de Babel qui cherchaient à s’établir quelque part, le Dieu de Jésus-Christ me fait aimer le nomadisme puisque je ne peux le rencontrer qu’en marchant et que je le perds – et moi avec - si je cherche à le fixer quelque part. Pourrais-je dire que ce Dieu est quelqu’un pour moi ? Ne serait-ce pas lui attribuer une quelconque ressemblance avec d’autres ? Ce quelqu’un n’est pas un quelqu’un comme les autres et il n’est pas non plus personne. Mais il n’est pas non plus quelque chose comme un point fixe ou un principe que l’on pourrait atteindre. Il échappe à toute prise. Ce qui est sûr c’est que ce quelqu’un qui n’est pas quelqu’un et n’est pas non plus quelque chose me touche et me rejoint en ma propre chair. »

La foi au Christ opère ce lien charnel entre moi et le Tout-Autre. D’autres - qui ne pourraient pas vivre sans désirer du plus profond d’eux-mêmes cette Ouverture sur Autre que ce monde dans ce monde - ne lui donneront pas de nom ou lui en donneront un autre. Pour les chrétiens, c’est par Jésus-Christ qu’ils accèdent en ce « lieu » et ils en appellent à lui pour les maintenir… dans cette Ouverture. « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi », dit Jésus à ses amis (Jn 14,6). « Je ne suis moi qu’en Toi », lui répond Claire d’Assise. Cette vie se reçoit et se donne, elle ne peut pas se retenir ou se définir. En ce qu’elle a d’unique, elle échappe à tout modèle.

Vivre dans la foi : quand l’amour commande

Si la foi au Dieu de Jésus-Christ est toujours une expérience singulière, la vérité de cette démarche s’atteste dans la relation que le sujet entretient avec les autres. En effet, le « je ne suis moi qu’en toi » de Claire peut tout aussi bien signifier un retour au sein maternel qu’une nouvelle manière de vivre les uns avec les autres. Aussi François d’Assise précise-t-il   « Si tu es en prière dans ta chambre et que quelqu’un frappe à ta porte, arrête ta prière et reçois-le. Car le Dieu que tu trouves est plus sûr que le Dieu que tu perds. » Dans le même esprit, il est écrit dans la première lettre de saint Jean : « Si quelqu’un dit ‘J’aime Dieu’ et qu’il déteste son frère, c’est un menteur : celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu qu’il ne voit pas. Oui, voici le commandement que nous avons reçu de lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère » (1Jn 4,20).

Au point de départ, Jésus parlait de la vie en famille et il disait : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa famille » (Mt 10, 35-36). Dans l’épître de Jean, père, frère, bru et belle-mère ont disparu. Il ne reste plus que des frères. Sans père sur la terre, toute autorité vécue comme une emprise devient impossible. Sans mère, nul retour en son sein comme à un paradis perdu n’est envisageable. Le passage d’une vie de famille à l’autre consiste à porter un coup de glaive à la relation d’emprise et de confusion entre parents et enfants, que leurs relations procèdent des liens du sang ou non, comme c’est le cas entre une bru et sa belle-mère. Mais aucune fraternité ne peut se constituer si ses membres ne sont pas réunis au nom de quelque chose, de quelqu’un ou d’une cause qui les réunit. Ce que les disciples du Christ ont en commun est d’être unis « Au Nom du Père - qui est aux cieux - du Fils et du Saint-Esprit », ou au moins de désirer l’être.

Qu’est-ce qui caractérise cette fraternité ? Parmi tous les passages d’évangiles qui parlent du Royaume, la parabole des ouvriers de la onzième heure est significative de ce que peut être une vie fraternelle sous la Loi du Père des cieux (4). Elle commence ainsi : « Car il en va du Royaume des Cieux comme d’un propriétaire qui sortit au point du jour afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne. Il convint avec les ouvriers d’un denier pour la journée et les envoya à sa vigne » (Mt 20, 1-2). Trois heures après, il trouve d’autres hommes désœuvrés qu’il envoie à leur tour travailler à sa vigne en leur disant qu’il leur donnera « un salaire équitable » (Mt 20, 3b). Il sort toutes les trois heures et renouvelle son embauche. A la onzième heure, il demande à ceux qu’ils trouvent sur la place : « Pourquoi restez-vous ici tout le jour sans travailler ? » - « C’est que, lui disent-ils, personne ne nous a embauchés. » Il leur dit : « Allez vous aussi à ma vigne. » (Mt 20 6,7). Nous connaissons tous la fin de l’histoire. Au moment de toucher leur salaire ceux qui ont travaillé tout le jour sont payés comme convenu un denier mais tous les autres, sous leurs yeux, touchent le même salaire. Alors les premiers murmurent contre le Maître qui répond à l’un d’entre eux : « Mon ami, je ne te lèse en rien : n’est-ce pas d’un denier que nous sommes convenus ? Prends ce qui te revient et va-t-en. Il me plaît de donner à ce dernier venu autant qu’à toi : n’ai-je pas le droit de disposer de mes biens comme il me plaît. Ou faut-il que tu sois jaloux parce que je suis bon ? » (Mt 20,13-15).

Selon les lois de n’importe quelle société, à travail égal salaire égal. Les premiers ont raison de murmurer contre le Maître : il n’est pas juste de payer ceux qui ont travaillé une heure autant que ceux qui ont trimé toute la journée. Mais imaginons la même histoire dans laquelle tous ceux qui sont embauchés par le Maître entretiennent entre eux des relations d’amitié sincère. Si l’ouvrier de la première heure avait été le frère de celui de la onzième, ne lui aurait-il pas dit : « Tu as dû t’inquiéter tout le long du jour de n’avoir pas trouvé quelqu’un pour t’embaucher et je me suis inquiété pour toi ! Quand je t’ai vu arriver à la onzième heure, j’ai pensé que ton salaire allait être dérisoire. Quelle chance que le Maître t’ait donné un salaire équivalent au mien et qui pourra te permettre de pourvoir autant que moi à tes propres besoins. »

Les lois de n’importe quelle société humaine permettent de vivre ensemble mais ne permettent pas, à elles seules, de sortir de l’anonymat. Ces ouvriers, comme ceux de Babel, font tous le même travail mais chacun y vit dans l’ignorance des autres. La Loi du Père des Cieux - celle du Royaume - fait passer la relation entre les sujets avant toute autre considération. La justice, selon les lois de ce monde, repose sur un régime d’équivalence entre le travail et le salaire. Sous ce régime, un ouvrier en vaut un autre. Ce qui le différencie est la somme de travail qu’il produit. La justice du Royaume fait passer la relation entre les sujets avant toute autre considération. Sous cette loi – celle de la fraternité quand elle ne se réduit pas à du sentimentalisme –, ce qui arrive de bon à mon prochain m’arrive et ce qui lui arrive de malheureux fait ma propre peine. Nulle jalousie ou rivalité entre tous : « Faut-il que tu sois jaloux parce que je suis bon ? » (Mt 20,15).

La suite du Christ place le sujet au lieu où Dieu le rejoint dans son histoire singulière. D’être attiré et maintenu à cette place permet à chaque croyant de faire place aux autres qui pourront alors exercer leur propre créativité, leurs propres charismes selon le vocabulaire de saint Paul. Dépassant toute loi qui nécessairement uniformise, c’est à cette manière de vivre en frères, que l’on peut se reconnaître mutuellement entre croyants, vivant sous la Loi d’un même Père qui est aux Cieux, ensemble animés d’un même souffle. Le mot obéir, étymologiquement, signifie écouter. La foi au Dieu de Jésus-Christ nous fait passer de l’obéissance à la Loi – fût-elle celle de Dieu – à l’obéissance de la foi, de la soumission à la Loi qui uniformise à l’écoute des autres qui particularise.

Pourquoi, quand il s’agit de la foi, parler encore d’obéissance ? Parce que Dieu et les autres nous dépasseront toujours dans la mesure précisément où ils sont autres que nous. Sous le règne du Père des Cieux, l’ennemi est celui qui reste fixé sur lui et n’accepte pas de se déplacer pour faire place aux autres, à tout autre qu’il soit ami ou ennemi. Mais aimer son ennemi revient d’abord à savoir le discerner, à ne pas prendre les ennemis de Jésus-Christ pour ses amis : « Du moment qu’ils ont traité de Béelzéboul le maître de maison, que ne diront-ils pas de sa maisonnée ! N’allez pas les craindre ! Rien, en effet, n’est voilé qui ne sera révélé, rien de caché qui ne soit connu » (Mt 26). Une fois l’ennemi repéré – en soi ou chez les autres – l’aimer consiste à ne jamais mépriser quiconque, y compris soi-même, mais à espérer contre toute espérance que l’Amour qui a sa source en Dieu et anime les croyants sera toujours plus fort que tout.

Christine Fontaine, février 2023
Peinture de Vassily Kandinsky



1- Montaigne, Essais. / Retour au texte
2- Cf. Jacques Derrida emploie le terme de différance pour inscrire une force au travail qui maintient la différence au sein de la relation. / Retour au texte
3- Montaigne, Essais. / Retour au texte
4- On trouve cette parole dans l’évangile de Matthieu au chapitre 20, versets 1 à 16. / Retour au texte