« Le rêve est l’expression du désir ! » C’est bien connu aux dires des psychos à la suite de leur papa Freud. Alors je me suis souvenu de ce que Michel Jondot et moi échangions comme rêves sur les visages tant désirés de l’Église, lorsque nous collaborions fraternellement à Morsang sur Orge au cours des années scolaires 1969/1970 et 1970/1971. En ce temps-là dans ce séminaire pour les « aînés » cohabitaient 2 groupes, chacun d’une quinzaine d’étudiants : des séminaristes qu’on appelait autrefois « vocations tardives » et des « frères scolastiques » de l’Institut des frères des écoles chrétiennes. Je faisais partie de cette congrégation. Notre ami le père Michel Jondot enseignait la théologie aux frères, en plus de ses cours aux séminaristes et j’assurais l’enseignement de la philo à ceux-ci. Professeurs prêtres et frères nous nous retrouvions à la même table : de belles occasions d’échanges fraternels à partir desquels se sont nouées des relations d’estime et même d’amitié.
J’ai voulu dans un courrier que je lui ai adressé, rappeler cet épisode à Mgr Rougé venu présider les obsèques de Michel le 14 juin à Chatenay-Malabry, lettre dont j’ai envoyé une copie à Christine Fontaine. Celle-ci a jugé utile de me demander de développer l’avant-dernier paragraphe de la-dite lettre. Je le retranscris donc :
« Je n’ai pas ici l’intention de vous exposer ce que nous (Michel et moi et d’autres avec nous) rêvions de voir advenir en termes d’engagements de l’Église au milieu des pauvres de nos sociétés sous de multiples visages ou bien encore ‘au cœur des masses’ ni de ce que à quoi nous aspirions en termes de prises en considération des responsabilités dans le peuple de Dieu constitué de laïcs capables de compétences et ouverts à l’Esprit Saint, femmes et gens mariés compris. Néanmoins se pose pour moi la question : Pourquoi donc l’épiscopat en a peur et manque à ce point d’audace pour systématiquement freiner et même parfois casser toute innovation ou expérimentation, un tant soit peu à la marge des normes et des habitudes ? »
Engagements de l’Église envers les pauvres
En ces années 69/71 nous « savourions » les lectures des travaux du Concile Vatican II (1962-1965) où l’Église ne se présentait pas dans la « Splendeur de sa Vérité » mais comme « Servante des pauvres ». Les textes étaient parsemés de références bibliques pour témoigner de son identité dans la fidélité à la Tradition et plus particulièrement à la Tradition évangélique. Beaucoup de prélats eux-mêmes adoptaient un style de vie et une prédication en cohérence avec cet enseignement. Je pense ici tout particulièrement à Don Helder Camara archevêque de Récife de 1964 à 1985 que j’aurai la chance et le bonheur en 1984 d’introduire à Rennes devant plus de 5000 personnes enthousiastes et convaincues par les propos de celui qui voulait à travers le monde être « la voix des sans voix ».
Prêtres et frères nous nous sentions interpellés par cette « conversion » à laquelle tous ces textes nous conviaient. A la suite de ces discussions passionnées je me souviens avoir interpellé mes supérieurs sur la question de notre 4° vœu. Car, outre les 3 vœux classiques de la vie religieuse, de pauvreté, chasteté et obéissance, nous promettions « d’enseigner gratuitement les pauvres », orientation prise dès la fondation du dit Institut par St Jean Baptiste de la Salle. Je leur demandais : « Mais où sont donc les pauvres dans nos établissements scolaires ? » alors qu’en raison de notre finalité ils devraient être notre public privilégié. Question restée sans réponse.
Je me souviens que parmi les frères scolastiques dont j’avais la direction au cours de ma 2° année à Morsang, certains avaient choisi de vivre leurs temps libres, y compris leurs vacances, au milieu des jeunes marginaux des cités de Savigny sur Orge. Leur « rêve » était de devenir éducateurs spécialisés et de consacrer leur vie religieuse sous cette forme d’engagements près de jeunes en grande difficulté sociale.
Je suis allé défendre leur demande devant le chapitre provincial dont ils relevaient en justifiant que notre fondateur s’il revenait serait touché par la misère de ces jeunes et les prendrait en charge même hors école. Je n’ai pas eu gain de cause. Ils sont effectivement devenus d’excellents éducateurs mais pas dans le cadre de cet institut.
J’ai eu d’autres occasions d’interpeller ma Congrégation sur cette fidélité à notre idéal communautaire, notamment en coorganisant des « chantiers » en Algérie avec d’autres jeunes frères et de grands élèves : nous allions pendant les mois d’été remplacer tous les enseignants d’une école d’Alger tenue par deux prêtres du Prado aux bénéfices d’adolescents illettrés, pour permettre à leurs maîtres de préparer eux-mêmes leurs examens. Une année pour tenir l’un de ces chantiers j’avais fait appel aux jeunes frères en formation : expérience marquante dans leur cursus pédagogique et religieux. Sans vouloir exposer ici d’autres expériences, (notamment avec de jeunes caractériels ou avec des enfants de troupe pendant mon service militaire) je dois avouer que j’ai buté sur la logique d’un institut qui récupérait exclusivement ses forces vives pour « tenir ses écoles ». Je me souviens être tombé d’accord avec Michel sur le fait qu’une institution qui se prend pour sa propre finalité oubliant l’essentiel du service pour lequel elle a été créée, n’est pas loin de courir à sa perte.
Engagement de l’Église « au cœur des masses »
C’est le titre d’un livre maintes fois réédité publié au Cerf en 1961 par le père René Voillaume (fondateur en 1933 des « Petits frères de Jésus » et en 1938 des « Petites sœurs de Jésus ») qui développe ainsi que dans les « lettres aux fraternités » la mise en œuvre de la spiritualité de Charles de Foucauld. Ce fut à cette époque dans l’Église de France, un véritable renouvellement de la vie spirituelle d’inspiration évangélique. La présentation qui est faite de cet ouvrage reste tout à fait d’actualité : « Comment concilier notre vie actuelle dans un monde moderne trépidant avec la vie intérieure de recueillement et de silence, d’union et d’amour dont nous sentons l’appel au fond de nous-mêmes » ? Comment vivre au milieu des hommes la vie même de l’Évangile, allier énergie et abandon, contemplation et action ? Le maître-livre de la spiritualité d’aujourd’hui nous le dit. Partout le chrétien peut être ‘le levain dans la pâte’, témoin de l’Évangile, guidé par la parole même du Christ. »
Michel comme moi et bien d’autres prêtres, religieux ou laïcs nous avons été saisis par ce message qui, comme la vie des frères et des sœurs marchant dans les traces du Frère Charles de Jésus (de Foucauld) ont été conviés à aller à l’essentiel : la Parole et l’Exemple du Christ. Ce fut pour beaucoup d’entre nous une invitation libératrice car elle obligeait à se recentrer sur le fond - révélé dans l’Évangile – et à relativiser les formes : rites, pratiques, coutumes et même les formulations dogmatiques.
Michel avait connu au séminaire des Carmes, Christian de Chergé – le prieur du monastère de Tibhérine – et bien d’autres de ses confrères qui ont opté pour aller vivre au cœur de ce pays si attachant qu’est l’Algérie. J’ai eu l’occasion de lui dire que moi aussi j’ai été séduit par un tel appel. En effet à la suite de 3 séjours à Alger et à Batna pour l’organisation des chantiers dont il est question précédemment, j’ai été invité par les prêtres du Prado qui nous accueillaient à aller les rejoindre pour collaborer avec eux à la direction de l’école ‘ex-Lavigerie’ qu’ils avaient ouverte. Dans un premier temps mes supérieurs m’y ont « théoriquement » envoyé et je me suis donc préparé à y faire ma route mais au moment de partir j’ai été rattrapé pour « tenir » le poste de prof de philo au scolasticat de France qui devait d’ailleurs fermer ses portes quelques mois plus tard.
Cette sensibilité pour l’Afrique du Nord et tout particulièrement pour l’Algérie m’a entraîné dans la participation à des « Ateliers Philo » qu’une amie toulousaine a créés pour former des enseignants maghrébins volontaires à l’apprentissage à « oser penser par soi-même avec l’aide des autres », ce qui m’amène presque chaque année à participer à ce nouveau type de chantier, tantôt en Algérie, tantôt au Maroc, tantôt en Tunisie…certainement, (tout au moins dans mon esprit) avec cette volonté de fraternité puisée dans l’inspiration de Charles de Foucauld. C’est avec cette même attitude et avec la même motivation que je collabore au soutien méthodologique à la formation citoyenne des imams dans le cadre d’un enseignement universitaire d’une faculté de droit de l’Ouest de la France, et que j’ai accepté d’être le secrétaire d’un « Comité de prévention de la radicalisation et de la violence en milieu carcéral » que préside et anime un ami imam, aumônier musulman des 24 prisons du grand ouest.
Confiance de l’Église dans le Peuple de ses laïcs
La pratique sacerdotale de notre ami Michel s’est ancrée sur la considération et la reconnaissance du Peuple de Dieu en partageant avec ses paroissiens des responsabilités dans la Proclamation et le Partage de la Parole, l’animation de la liturgie, l’organisation de la solidarité et de la fraternité, la bonne gestion des finances et des biens de la communauté. Bref il était dans sa pratique quotidienne aux antipodes de ce que le pape François lui-même dénonce comme l’abus et la déviation du « cléricalisme ».
D’autres, bien évidemment ont mis en œuvre ces pratiques coopérantes et communautaires. Je pense à ce que fit l’ancien archevêque de Poitiers donnant mandat à des équipes pastorales dans les paroisses de son diocèse qui s’organisaient autour de 4 grandes missions : la catéchèse, la liturgie, le partage solidaire et fraternel et les finances, les prêtres du secteur se mettant au service de ces cellules ainsi responsabilisées territorialement.
Personnellement, en tant qu’organiste, je suis témoin presque chaque dimanche de l’excellent travail des aumônières de l’hôpital psychiatrique de la ville où je demeure et je trouve que lorsqu’en l’absence de prêtre elles président à tour de rôle la célébration communautaire, elles le font avec pertinence et sans langue de bois en s’ancrant dans la réalité de ce qui vivent les malades : elles les connaissent et savent les écouter au quotidien par les permanences qu’elles assurent et les visites nombreuses au sein des services. J’entends de même avec assez souvent beaucoup d’admiration les homélies des diacres dans une paroisse « ouverte » que je fréquente. Qui plus est, celle-ci propose tous les dimanches de carême que l’homélie soit donnée par un ou une laïque engagée, apparemment sans s’être fait crosser.
Par ailleurs je pense à un ami prêtre sociologue à qui son évêque a confié la mission – il y a 10 ans - de repenser la restructuration du diocèse sur la base de 50 prêtres actifs. Je l’ai rencontré le mois dernier et nous parlions de cette mission. Quelque peu désabusé il m’avouait que son plan n’avait pas tenu longtemps et qu’actuellement il n’y a plus que 17 prêtres actifs dans un diocèse qui précisément en 1950 en comportait plus de 800 ! Certes même sur cette terre bretonne qui fut chrétienne « la pratique » est encore à peu près assurée grâce à la bonne volonté de prêtres retraités et l’apport non seulement en saison mais aussi toute l’année du concours des prêtres africains et parfois polonais ou haïtiens. Mais cela ne pourra durer qu’un temps court, sauf si l’on envisage vraiment de responsabiliser le Peuple de Dieu.
Je ne suis qu’un simple fidèle mais quand je pense à Michel qui fut évincé de son ministère et à tant de confrères et consoeurs prêtres, moines, moniales, religieux-enseignants ou soeurs hospitalières qui ont dû demander « leur réduction à l’état laïque » je suis affolé du gâchis que leur départ représente tout autant que les bonnes volontés, capacités et compétences des laïcs dont la hiérarchie se dispense. Et pourquoi donc ne pas reprendre les enseignements du Concile qui nous ont fait rêver ?
St Grégoire ce 6 juillet 2019 Jacques Bruneau
Peintures de Soeur Marie-Boniface