Pour ouvrir le débat
Deux textes d’incroyants (Julia Kristeva et Marcel Gauchet) et un texte de Jean-Luc Rivoire, chrétien, posent des questions sur la manière de vivre en société aujourd’hui.
"Nous avons abandonné les abus de la religion", Julia Kristeva (cliquer pour lire le texte)
"Le déclin du christianisme", Marcel Gauchet (cliquer pour lire le texte)
"Comment faire société ?", Jean-Luc Rivoire (cliquer pour lire le texte)
Nous relevons deux axes de réflexion à partir de ces textes. Ils se révéleront étroitement mêlés dans les échanges.
1er axe : A la recherche d’une spiritualité commune à tous.
Dans une société néolibérale, l’argent commande. Les néolibéraux américains disent que la seule valeur qui compte est la recherche de l’intérêt. Ceci entraine
un monde de concurrence où le droit de chacun l’emporte sur celui de la collectivité, où les revendications des minorités, pour légitimes qu’elles soient,
risquent de pulvériser le consensus social. Marcel Gauchet dit : « On a tellement intériorisé les valeurs de la démocratie en disant que ce sont aux hommes
de faire leurs propres lois que chaque homme (ou chaque minorité) en vient à vouloir faire sa loi ! ». Le « vivre ensemble », la démocratie,
risquent de se déconstruire. Dans ce contexte, y a-t-il des « valeurs » communes qui permettent de s’entendre sur une manière de vivre en société ?
Peut-on chercher (et trouver…) une spiritualité commune aux croyants comme aux non-croyants ? L’Eglise peut-elle y contribuer ?
2ème axe : Hiérarchie ecclésiastique et démocratie citoyenne
Nous vivons dans une démocratie. Elle suppose un accord entre humains (discussions, débats, Assemblée nationale…) sur la manière dont nous désirons
faire société. Nous ne savons plus quoi faire d’une vérité qui tombe du ciel et règle tous les rapports entre nous à notre place. Dans cette démocratie,
la hiérarchie catholique pense devoir dire le bien et le mal, ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire. Elle parle « au nom de Dieu » et pour tout
l’univers. Peut-elle fonctionner en démocratie comme elle fonctionnait sous l’Ancien Régime ? Dans ce monde tel qu’il est, y a-t-il place pour une
Eglise hiérarchique ou bien n’est-elle qu’une survivance du passé ?
A la recherche du sens : le « point d’humanité »
Iyad, Claire et Marianne récusent l’analyse néolibérale ; selon ce point de vue, les relations humaines tendraient à la recherche d’intérêts des individus ou des
groupes minoritaires.
Iyad et Claire (30 ans) : « Cette conception de la société me semble très noire ; elle ne correspond pas à ce que je constate parmi les jeunes de mon âge en tout cas. Nous sommes beaucoup plus au courant qu’auparavant de ce qui se passe autour de nous, dans l’environnement proche ou lointain. Les relations qui se créent par internet mais aussi dans des mouvements comme celui des « indignés » ne se réduisent pas à la recherche de son propre intérêt. Il est vrai que ceux qui sont au chômage cherchent d’abord un travail et une sécurité matérielle ; mais une fois qu’ils ont retrouvé une sécurité, ils se trouvent devant une question : « Que faire de la vie ? Vivre pour quoi ?» La réponse à ce « pour quoi » n’est pas nécessairement un « pour moi » ; c’est une recherche de sens, de spiritualité. A vouloir opposer une société du chacun pour soi et une société en recherche d’une spiritualité introuvable, on tombe dans le noir. »(…) « Par ailleurs, les chrétiens (entre autres) ne se forgent-ils pas une image de la spiritualité qui correspond à ce qu’ils croient et qui les empêche de voir où joue la recherche de sens chez les autres ? »
Marianne : « Je crois que dans la jeunesse d’aujourd’hui il y a une « recherche de sens » qui n’est peut-être pas la même que chez des plus âgés ; mais il existe
des valeurs communes : le collectif, la solidarité en font partie… Les réactions des jeunes explosent en différents types de causes, peut-être davantage que celles des
générations éduquées avec des normes dont les jeunes se sont affranchis. Cela peut paraître de l’individualisme, mais je crois que leur comportement
ne se réduit pas du tout à cela ».
Lucien fait remarquer que cette recherche de sens, certes, n’est plus l’apanage de l’Eglise. Dans de nombreux pays, en France notamment, les autorités ont mis
en place des comités d'éthique auxquels participent des personnes d'horizons très divers, désignés en fonction de leur compétence. Etienne précise qu’ils
n’ont pas une fonction législative mais consultative. Cependant les lois de bioéthique doivent beaucoup à cette instance. Son existence manifeste que
la recherche de sens n’a pas disparu de notre société.
Michel J. évoque son expérience de « démarche spirituelle » avec des musulmans : « Cela fait plus de vingt ans que je rencontre des musulmans.
J’ai vécu des rencontres artificielles avec des langues de bois caricaturales. Mais, au fil du temps, j’en suis venu à rencontrer quelques personnes avec lesquelles,
lorsque nous nous parlons, on atteint un point où l’islam et le christianisme, en tant que religions, sont dépassés. J’ai l’impression qu’alors on entre dans
la vérité. Je peux comprendre la parole de Jésus "Celui qui fait la vérité va vers la lumière". Dans ces relations nouvelles qu’on voit se nouer, j’ai
l’impression d’une expérience d’humanité. Je me dis que c’est le chemin ouvert par Jésus. (…) Il est vrai que les religions tendent à se
durcir aujourd’hui. La vérité, la « spiritualité », est non dans le repli sur des convictions mais dans une sorte de dépassement. »
L’Eglise a-t-elle perdu « le sens » ?
Marité s’interroge sur la capacité de l’Eglise catholique à rejoindre cette quête de sens dont elle ne serait pas la source :
« Si on s’attelle à creuser le mystère humain, quelque chose de mystérieux peut advenir à la conscience. C’est peut-être en ce point qu’on ne se trompe pas ; il
manifeste notre soif de sens. Surgit alors la question : que faire ? L’Eglise est-elle capable d’entendre cette quête sans chercher à lui
imposer un sens chrétien ? Peut-elle avoir une vision prophétique, non captatrice de la rencontre des autres ? Peut-elle s’ouvrir sur cet horizon ?
Là est la grande question. Le drame de l’Eglise actuelle c’est de ne pas avoir suffisamment creusé cette vision prophétique. Au lieu d’insister
en permanence sur le rite, l’Eglise ne ferait-elle pas mieux de chercher où se jouent ces points de reconnaissance ? » (…)
« Par ailleurs, on dit souvent que "l’Eglise ce n’est pas seulement la hiérarchie mais que c’est aussi nous". Alors à nous de jouer ? Peut-être, mais il faudrait
au moins qu’un "nous" puisse se forger : on est vite paralysé par un fonctionnement qui empêche des recherches et des prises de
décisions communautaires. Nous avons besoin d’entrer dans une recherche commune avec les non-chrétiens mais aussi de partager
cette recherche entre chrétiens. Où pouvons-nous le faire ? Où sont aujourd’hui ces lieux de reconnaissance ? Faut-il aller les chercher dans
les structures paroissiales ? Sauf exception, quelle déception ! Va-t-on pouvoir les chercher ailleurs sans pour autant tomber dans un petit groupe
où tout le monde est d’avance d’accord ? Nous avons besoin de lieux où l’on puisse se reconnaître pris dans une recherche commune. Seuls on ne peut rien. »
Jean-Michel fait remarquer que la foi chrétienne permet que se nouent des amitiés solides. Beaucoup de chrétiens vivent leur foi aujourd’hui
hors de toute structure. C’est peut-être en ces lieux informels que se forge cette recherche de spiritualité entre chrétiens et avec d’autres.
Ils n’ont pas de visibilité officielle mais ils existent.
Christine R., animatrice d’une aumônerie de jeunes, pense qu’il faudrait aussi s’interroger sur la démarche que propose l’Eglise aux jeunes.
La spiritualité chrétienne leur est-elle manifestée ou bien est-elle occultée par le discours légaliste de l’Eglise ? :
« Je vois cette quête de spiritualité parmi les jeunes que je côtoie (collèges et lycées). Quand ils essaient d’approfondir leur recherche et se trouvent face
à des prêtres ou à des communautés qui leur rappellent qu’il faut un jeûne avant de communier (j’ai entendu cela voici deux jours) que peuvent-ils penser ?
On a l’impression qu’à certains moments, l’Eglise marche à l’envers de la société. La société avance et l’Eglise recule. Certains prêtres trouvent des paroles
adaptées. Mais de plus en plus souvent, ils rappellent des règles qui sont à dix mille lieues du souci des jeunes. On les culpabilise
en dénonçant "ce qui est mal" et correspond souvent à leur comportement, sans chercher à les rejoindre. Dans ce cas-là ils s’enfuient. Je prépare "le Frat."
de Lourdes. Sous prétexte que le Cardinal vient, c’est lui qui va parler aux jeunes alors que les évêques ne savent pas trouver le ton juste.
La hiérarchie empêche que la parole de l’Evangile parvienne aux oreilles des jeunes ! En tant que témoin et animatrice de jeunes j’agis dans un certain sens.
La hiérarchie arrive ; elle casse ce que j’ai fait. Je suis dans une impasse. Je connais des moments de découragement : "Que faire ?"
On continue à pédaler. On sème et on compte sur l’Esprit Saint mais c’est désespérant. (…).
« L’an dernier, j’avais envoyé 25 jeunes aux JMJ. Aujourd’hui il n’en reste plus un seul sur la paroisse. Ils m’ont écrit : "Après ce qu’on a vécu,
on est obligé de faire une pause". Ce qu’ils ont vécu, sur le plan spirituel, était insupportable. Ils sont cassés. Je viens d’en récupérer un qui accepte
d’accompagner les plus jeunes au "Frat". On va à une célébration d’envoi samedi dernier et le prêtre, récemment ordonné, leur dit : "L’avenir de l’Eglise
est entre vos mains. Si vous ne prenez pas cet avenir en mains, l’église où nous sommes aujourd’hui sera transformée en mosquée ! " Deux jeunes
se tournent vers moi en disant : "Je ne suis pas d’accord avec ce qu’il raconte." J’avais un jeune musulman dans mon équipe. J’ai pu
dire "Moi non plus, je ne suis pas d’accord avec lui !". »
Marie-Madeleine et Léon-Pierre, animateurs dans un groupe de préparation au mariage, évoquent leur propre expérience qui va dans le même sens
que celle de Christine R. :
« Dans l’équipe à laquelle nous appartenons, des couples d’animateurs vont suivre une formation à l’évêché. Ils en reviennent en sachant
ce qu’il faut dire et ils le font fidèlement (non à la contraception, non au divorce, au concubinage, etc.). On met les jeunes
couples devant une liste d’interdits. La préparation au mariage doit-elle être forcément un catalogue de règles ? Pour notre part,
nous essayons de les aider à préciser un projet de vie : que veut-on faire de sa vie ? Mais, par rapport aux autres membres de l’équipe,
il est très dur de faire passer ce qui nous paraît vivant. Certains jeunes, devant ce discours "légaliste", disent qu’ils vont attendre.
D’autres se taisent et laissent passer. Pour l’instant, la réalité est que, s’ils veulent se marier à l’Eglise, ils sont obligés de passer par une préparation. »
Michel P., qui a étudié l’histoire de l’Eglise, signale que cette tendance à tout légiférer ne vient ni des origines du christianisme ni de l’Evangile :
« C’est seulement au Moyen-âge que la hiérarchie a décidé de la manière de contracter mariage. Dans l’Antiquité, il y avait plusieurs types
de mariages selon le droit romain, y compris le mariage par "usus". Quand un homme et une femme avaient cohabité un an, aux yeux du droit
ils étaient mariés. Quand des couples de ce genre se convertissaient au christianisme, l’Eglise les considérait comme mariés. L’Eglise
ne disait pas selon quelles modalités juridiques le mariage devait se faire. L’Evangile avait des exigences morales mais pas dans le détail
du comportement quotidien. Si l’Empire soumettait un acte juridique à un sacrifice préalable aux dieux, l’Eglise intervenait dans la mesure où la
foi était engagée. Dans le reste de la vie quotidienne elle n’intervenait pas pour tout légiférer. (…) Actuellement les jeunes cohabitent et
au bout d’un certain temps il arrive que certains demandent le sacrement. Est-ce que la position de l’Eglise pourrait consister non à asséner des
règles mais à prendre les gens là où ils sont, dans la civilisation actuelle, et à voir avec eux comment vivre l’Evangile ? Je pense que pour des jeunes
il y a peut-être plusieurs manières de cohabiter : certaines sont respectueuses de l’autre, d’autres ne le sont pas. On peut également dire aux
jeunes qu’ils ne sont pas obligés de passer par l’église et que cela ne s’est pas toujours fait. »
Lois civiles et/ou lois religieuses ?
Nous nous attardons sur la question posée par les textes de Marcel Gauchet, Julia Kristeva et Jean-Luc Rivoire.
Michel J. : « La question qui est posée concerne l’articulation de la morale du chrétien (qu’il soit catholique ou protestant) avec l’ensemble
de la société. Aucune des familles chrétiennes n’est plus capable de faire autorité sur la société. Au contraire, c’est la société qui va imposer
au chrétien son comportement. Là, à mon avis, se pose la question contemporaine. Sous l’Ancien Régime, il y avait accord de l’ensemble de la société
pour accepter la morale de l’Eglise, même s’il y avait des transgressions. Le roi catholique faisait autorité. Au nom du catholicisme et pour
assurer une certaine cohésion sociale, une morale s’imposait à tous. Aucun couple n’était reconnu comme légitime s’il n’était pas passé
officiellement devant l’autorité civile et l’autorité religieuse. Les incroyants ne passaient pas à l’église mais ils se soumettaient
à la morale dont l’Eglise était la source : leur union était officiellement reconnue par le Maire. Vivre autrement entraînait une réprobation sociale.
Une autre coutume s’est imposée ces dernières années dont la source est la société civile et laïque. La cohabitation d’un homme et d’une femme
est admise presqu’unanimement aujourd’hui. Mais entre la morale de l’Eglise, d’une part, et celle de la société, d’autre part, où mettre le curseur
pour saisir la limite ? Deux univers culturels se côtoient. Certains chrétiens ont la chance d’avoir été éduqués avec finesse et d’être capables de
discernement. Ce n’est pas le cas de tout le monde. Tous ceux qui arrivent dans les banlieues, éduqués à l’intérieur d’une tradition musulmane, sont
dans une toute autre situation. Nous nous trouvons à l’intérieur d’un "mixage " : l’articulation entre notre comportement social et le fait de dire "je crois" - que l’on
soit musulman ou chrétien - n’est pas simple. »
Une discussion s’instaure entre Michel P, Michel J et Fabrice sur le fait de transgresser les lois :
Michel P. : « Tu signales qu’il y avait de la transgression. Finalement, quand on voit ce qui se passait à l’époque où la hiérarchie
faisait loi pour la société, n’y avait-il pas, dans la vie quotidienne, par rapport aux règles de l’Eglise autant de transgressions qu’aujourd’hui ? Louis XIV
avait un confesseur jésuite mais il avait aussi une famille de bâtards. »
Michel J. : « Transgresser n’est pas ignorer la loi, bien au contraire, cela la suppose. Si l’on considère les lois civiles, il y a
quelques dizaines d’années, l’avortement était une transgression parce qu’il était interdit par la loi civile. Aujourd’hui avorter n’est plus une
transgression. De même pour les relations homosexuelles. Les lois civiles évoluent et avec elles la place de la transgression. Les lois de l’Eglise
paraissent immuables et le décalage se creuse. »
Fabrice : « La transgression, me semble-t-il, fait partie intégrante de la manière de se situer par rapport à la loi pour un chrétien.
Dans l’Evangile, il y a des prescriptions extrêmement sévères du style "Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux qu’à un
chameau de passer par le trou de l’aiguille". Mais il y a aussi le pardon. En posant des prescriptions très dures, implicitement Jésus dit : "Vous allez
les transgresser sans cesse et je vous pardonnerai !". On a deux registres qui s’appellent mutuellement. Le registre de la loi peut faire de nous,
éventuellement, d’assez bons chrétiens sans que cela nous autorise à nous considérer au-dessus du pécheur. L’autre registre est celui de la confiance en Dieu et
de l’amour mutuel ; où "tout est grâce", c’est-à-dire tout est don et pardon (le pardon signifie : don parfait). Savoir que le fait de transgresser est
inévitable permet de solliciter le pardon et de nous pardonner mutuellement. Les lois de la société, quand elles sont transgressées, appellent l’exclusion
(on enferme les délinquants). Transgresser les lois de l’Eglise ne devrait pas conduire à l’exclusion. Le fonctionnement entre lois civiles et lois religieuses
devrait être différent.
Marianne revient sur le fait que l’Eglise catholique continue à faire comme si elle avait toujours le pouvoir de dire ce qui est bien ou mal pour
l’humanité entière :
« Ce n’est pas la morale objective de Rome qui me gêne ; même par rapport à la sexualité, je comprends ce qu’elle dit si j’en reçois l’esprit. Ce qui me
choque c’est que la hiérarchie catholique se positionne encore comme celle qui doit édicter des règles valables pour tous. Elle refuse de se considérer comme
une société particulière parmi d’autres. J’y devine un jeu de pouvoir, un relent de l’Ancien Régime auquel elle s’accroche. »
Nous évoquons un article de Christine F., sur le site « Dieu maintenant » : « Trop d’interdits ? »
(cliquer ici pour lire le texte). .
Jésus-Christ dans l’Evangile, pose des lois (""je ne suis pas venu abolir la loi mais l’accomplir", dit Jésus). Mais en même temps, en les poussant
à l’extrême, il brise les modèles de comportements que forgent les lois. L’Evangile interdit de s’enfermer dans le légalisme d’une part.
Il permet, d’autre part, de ne pas vivre dans la confusion que créerait un monde sans loi.
Faire face à l’autoritarisme de l’Eglise romaine
L’Eglise est une institution particulière parmi d’autres. Qu’elle le veuille ou non, elle constitue « une partie » de la société; elle n’est pas le tout.
Le groupe est d’accord pour dire que cela devrait changer sa manière de parler au « monde ». Dans ce domaine, il reste vraiment beaucoup à inventer.
De plus, cette manière de dire le « bien », la « vérité », ne concerne pas seulement les rapports de l’Eglise avec ceux qui lui sont extérieurs ;
elle concerne aussi son fonctionnement interne.
Michel P. : « L’aspect hiérarchique n’est qu’un aspect de l’Eglise. Dans les Réflexions du Groupe des Dombes, qui réunit des
théologiens catholiques et protestants, on insiste sur le fait que quand il s’agit d’autorité dans l’Eglise – autorité non pas au sens d’oukase mais au sens de ce
qui fait avancer en disant "attention ici attention là ! – il doit y avoir et il y a eu traditionnellement dans l’histoire du christianisme,
trois dimensions. La dimension collective (ceux qui constituent la communauté), la dimension collégiale (l’ensemble de ceux qui ont une responsabilité),
la dimension personnelle (la personne individuelle qui, dans certains cas, est amenée à trancher). Dans notre monde latin, on éprouve le besoin
d’avoir une sécurité juridique. On veut que quelqu’un dise définitivement ce qui est juste et ce qui est vrai. Les catholiques insistent sur l’autorité
personnelle du pape ou de l’évêque. Dans le monde orthodoxe, on insiste sur l’aspect collégial. Dans le monde protestant, on insiste sur l’aspect de la
communauté. On ne peut s’en sortir qu’en articulant ces trois dimensions.
Par ailleurs, j’ai travaillé beaucoup sur St Cyprien au IIIème siècle. Certes, il pense que c’est aux évêques qu’il convient de décider quand il
faut décider. Mais quand, au milieu des persécutions, se posait un problème qui ne demandait pas une solution immédiate, il disait "Je ne trancherai pas. J’attendrai que,
la paix étant revenue, nous puissions nous réunir et décider tous ensemble lors de l’Assemblée du dimanche". C’est cela qui est profondément traditionnel
et qui nous manque actuellement. »
Michel J. : « Il n’est pas question de nier la sacramentalité de la relation du laïc au prêtre ou à l’évêque. Mais peut-on vivre
cette relation sans que le prêtre soit "Mon Père" et sans que l’Evêque soit "Mon Seigneur" Peut-on vivre ces relations sacramentelles
en frères et non dans un rapport d’inférieur à supérieur ? »
Jean-Michel : « Je me considère de plus en plus croyant. Il est vrai que je ne puis m’affirmer comme vraiment pratiquant.
L’Eglise me semble en recul depuis Vatican II mais le principe d’une hiérarchie ne me gêne pas. Simplement, je considère que le Pape n’est pas
le seul à avoir le droit à la parole et qu’il n’a pas à s’exprimer à notre place. Je me sens croyant, libre, catholique tout en restant critique.
On peut être à l’aise dans l’Eglise malgré une opposition parfois très forte. Je connais l’histoire de l’Eglise, le comportement des Borgia. Toutes
les critiques qu’on peut faire n’empêchent pas mon appartenance à l’Eglise. »
Marianne : « J’attends de l’Eglise qu’elle me donne des signes de reconnaissance. J’attends qu’on m’écoute et que le prêtre aille
chercher dans les textes quelque chose qui peut donner un sens, m’indiquer ou m’ouvrir une voie. Je n’attends pas qu’il me dise ce qu’il faut faire. »
Lucien relativise la manière dont sont appliquées les lois de l’Eglise : « Au cours d'une longue expérience d'Eglise, j'ai rencontré un certain nombre
de personnes divorcées et remariées, qui, participant aux célébrations eucharistiques, expriment le désir de communier. Je n'ai jamais rencontré un prêtre qui,
connaissant leur situation, ait refusé d'accéder à leur désir. »
Jean-Claude, Nicole, Marité et Christine F. réagissent à ces propos : l’une connait un prêtre qui s’arrange pour que ce soit
quelqu’un d’autre qui donne la communion ; l’autre a assisté à un mariage où, au moment de la communion, le prêtre a annoncé que les divorcés
remariés devaient se tenir à l’écart. Le groupe constate que la manière dont sont appliquées les lois à l’intérieur de l’Eglise est en train de changer :
on s’achemine vers une sorte "d’intégrisme" religieux qui ne s’accorde guère avec une recherche de spiritualité tant entre chrétiens qu’avec le reste de la société.
Nouvelle Evangélisation ou nouvelle spiritualité ?
Un mot est lancé, qui est au cœur de notre débat, celui « d’évangélisation ». Le Pape parle d’une « nouvelle évangélisation ».
Cette nouvelle évangélisation
rejoint-elle ce que nous disions sur la recherche d’une spiritualité commune entre chrétiens, athées, agnostiques, juifs, musulmans ? Ou bien consiste-t-elle
en un mouvement de reconquête du christianisme sur la société ? On interroge Michel J. et Christine F. qui travaillent avec des musulmans,
en particulier dans une cité de la banlieue parisienne. Diraient-ils qu’ils participent à ce mouvement de « nouvelle évangélisation » ?
Michel J. : « Paradoxalement je parle plus de l’Evangile avec des musulmans qu’avec des chrétiens. Je suis amené souvent, pour me situer par rapport à eux,
à glisser dans la conversation des phrases commençant par "Jésus disait…" Cela vient naturellement sans que je m’interroge pour savoir si j’évangélise ou non. (…)
Un jour j’ai reçu une lettre d’un chrétien : il estimait que, dans les Cahiers que nous rédigeons avec des musulmans, nous, chrétiens,
étions trop naïfs. Au nom du dialogue, selon lui, nous négligeons l’Evangélisation. Pour ma part, je crois que l’Evangile conduit au dialogue avec les
autres, sans chercher à faire qu’ils deviennent chrétiens. »
Christine F. : « Je veux bien dire que je suis guidée, poussée par l’Evangile pour rencontrer l’islam dans les banlieues. Cela n’engage que moi.
Mais le terme "évangélisation" représente un mouvement pour diffuser l’Evangile et accroître l’influence de l’Eglise. Il est proche du mot "conversion". A mon avis,
chercher à convertir l’autre n’est pas le respecter en ce qu’il est précisément "autre". Ce désir brise la relation et est le contraire de ce
à quoi me pousse l’Evangile. Vouloir que l’autre soit comme moi ne me semble ni nouveau, ni évangélique. C’est vieux comme le monde ! On utilise
le terme évangélisation qui fait partie du vocabulaire chrétien pour dire la rencontre avec des non-chrétiens. Je récuse ce terme.
Jean-Claude : « En agissant comme vous le faites, Michel et Christine, vous évangélisez beaucoup plus que ceux qui ne rencontrent jamais de musulmans. »
Michel J. : « Je dirais que partout où la communication grandit, l’Evangile se diffuse. »
Etienne évoque l’expérience d’un ami prêtre parti voici plus de 50 ans en un lieu perdu du Cameroun. Son travail a consisté
à aider la population à améliorer sa production agricole. Il n’a jamais fait de baptême, il n’a pas implanté d’Eglise mais on doit considérer
qu’il a fait, sinon un travail d’évangélisation, du moins une œuvre évangélique.
Iyad : « Que se passerait-il si le musulman considérait le dialogue avec les chrétiens comme une œuvre de "coranisation" ? »
Marianne : « Qu’est-ce que veut dire évangéliser ? Est-ce la volonté de transformer les gens ? A-t-on au départ l’idée que l’autre ne détient pas
la vérité et que nous allons la lui apporter ? Ce comportement ne mène-t-il pas à toutes les manipulations possibles ? »
Michel P. reprend les idées d'un texte qu'il avait donné il y a quelques années au bulletin de sa paroisse ,
et que nous mettons en annexe (cliquer ici pour lire le texte) :
« Evangéliser, c’est aussi le fait que, dans une action commune (associative, politique, syndicale, ou tout
simplement de proximité dans le quartier ou l'immeuble, etc.), nous devenons "Evangile". Si des gens se mettent ensemble au sein d’Amnesty
International pour que tel ou tel pays supprime la peine de mort et qu’un chrétien s’y investisse au nom de l’Evangile, c’est une forme
d’évangélisation mais non au sens de "vouloir convertir". Le sens d’évangélisation devient l’action consistant à faire advenir l’Evangile dans le monde. »
Nicole : « Jésus a dit "je suis la porte". Lorsque l’Eglise travaille avec d’autres pour que s’ouvrent des portes, elle se renouvelle
et s’évangélise. Lorsqu’elle considère que la vérité est son bien propre, elle devient totalitaire. Evangéliser, c’est lutter contre le totalitarisme. »
Marité : « Il y a une manière de parler d’évangélisation qui comporte une sorte d’arrière-pensée de conversion ; dans ce cas la relation
qui s’institue n’est pas gratuite et est, à mon avis, le contraire de l’Evangile. Mais on peut aussi avoir une autre arrière-pensée : celle de
croire que la rencontre de l’autre, quel qu’il soit – y compris dans ses valeurs les plus étrangères à mon propre fonctionnement – est ce qui
me permet, à moi, de creuser mon propre chemin selon l’Evangile. En ce sens le musulman comme l’athée me permettent d’être évangélisée.
Par ailleurs, pour moi, chrétienne, cette communication est le travail de l’Evangile… du Verbe de Dieu dans le monde. Mais je n’emploierai pas
le terme « évangélisation » avec des non-chrétiens. »
Madeleine : « Nous avons une petite fille handicapée, aujourd'hui adulte. Elle ne se considère pas comme croyante, mais ses choix de vie sont,
à mon regard, porteurs d'Evangile. Intellectuellement, elle marche bien. elle est normalienne. Elle milite entre autres au sein d'une troupe théâtrale
très politisée. Celle-ci a été sollicitée en 2010 par les organisateurs des Semaines Sociales pour apporter son concours à la clôture de leur session.
Au lieu de se replier sur elle-même, elle sappuie sur son handicap pour s'ouvrir aux autres. Elle a le sens de la relation humaine.
J'ai souvent l'impression que c'est elle qui nous évangélise. Elle serait bien surprise si elle l'apprenait. »
Pour conclure
Deux accords implicites se dessinent dans le groupe :
- En tant que chrétiens, nous croyons que partout où la communication grandit, l’Evangile se diffuse. Dans ce travail, bien d’autres que
les chrétiens sont engagés. Nous appelons « démarche spirituelle » ce combat pour dépasser l’individualisme ou la revendication partisane et pour faire société.
- Cette démarche spirituelle qui peut réunir chrétiens, athées, agnostiques, musulmans, juifs, etc. fait naître, entre nous, le désir d’une « conversion » de
la part de l’Eglise catholique : elle doit sortir des « images » de spiritualité dans lesquelles elle veut enfermer le monde ; elle doit aussi
cesser de se prétendre plus experte que d’autres en humanité.
Sur la proposition de Marité, un accord explicite se fait sur le point suivant :
L’Eglise catholique forge des lois. Mais ces lois doivent être prises dans le même mouvement que l’Evangile : elles orientent mais doivent aussi
éviter le légalisme, briser les modèles que nous nous forgeons des autres ou de nous-mêmes. Elles ne peuvent pas conduire à exclure des croyants de l’Eucharistie
ou de la vie en Eglise. Par rapport à la société, chacun de ses membres se doit de rejoindre ses contemporains et trouver avec eux ce « point d’humanité » où nos
différentes appartenances religieuses, culturelles ou idéologiques sont dépassées pour faire advenir sans cesse du sens et de la cohésion.
L'équipe "Dieu maintenant"
Pastel de Pierre Meneval