Abraham "père des croyants"
L'obéissance de la foi !
Vaste sujet... qui demandera certainement d'être abordé de diverses manières...
Il faut choisir une première porte d'entrée pour démarrer. Pourquoi ne pas entrer par la figure de celui qui nous est présenté comme « le père des croyants », Abraham, père du peuple comme le dit son nom. Pourquoi nous dit-on qu'il est le père des croyants? Et surtout, que signifie cette phrase : « Abraham eût foi en Dieu et cela lui fut compté comme justice » (Gn 15,6)?
La figure d'Abraham a été largement réinterprétée par Paul : la foi d'Abraham et l'obéissance d'Abraham. L'obéissance de la foi. Mais que pouvons-nous apprendre aujourd'hui, en considérant les récits du Premier Testament à propos d'Abraham qui puisse nous éclairer sur ce qu'a été l'obéissance d'Abraham et sur ce que pourrait être la nôtre ?
C'est toujours dans le contexte culturel qui est le leur, avec les acquis, les présupposés, les connaissances de leur temps, que les lecteurs ont en charge d'interpréter à frais nouveaux les textes bibliques. Non qu'ils y trouvent une vérité différente de celle qui a nourri les générations précédentes, mais pour qu'ils puissent entendre dans les langues de leur temps la parole vive qui s'adresse à eux aujourd'hui.
Nous avons pour nous les bénéfices des travaux minutieux des exégètes concernant l'élaboration des textes bibliques et toute la réflexion des sciences humaines contemporaines. N'ayons pas peur de nous servir de ces lunettes-là.
Pourquoi le peuple d'Israël a-t-il jugé nécessaire de construire cette figure patriarcale qui le représente dans sa foi et dans ses errances et de nous faire connaître ses aventures avec son Dieu ? Ne nous offre-t-il pas ainsi la possibilité de lire notre propre parcours dans la figure du « père des croyants » ?
Il y a deux moments majeurs, connus de tous, comme significatifs de l'obéissance d'Abraham : sa réponse à l'appel de Dieu qui l'invite au départ et l'épisode de la ligature de son fils, dont la naissance annoncée a tant tardé qu'elle a fini par devenir impossible même en l'absence de stérilité de la mère.
Nous sommes très tentés d'admirer la figure héroïque d'un homme qui quitte tout pour répondre à l'appel de Dieu et qui va jusqu'à sacrifier son fils puisque Dieu le lui demande. Et si notre admiration béate pour l'héroïsme que nous imaginons et dont nous rêverions parfois qu'il soit le nôtre, était justement ce qui nous cache la réalité et la vérité du cheminement d'Abraham avec son Dieu ?
Un ordre et une promesse
À la fin de Gn 11, le rédacteur dit que Térah, le père d'Abram, quitte Our en Chaldée avec sa famille pour se rendre au pays de Canaan ; il s'installe à Harrân. Térah meurt à Harrân, à l'âge de 205 ans. Le verset suivant, ch. 12 v. 1, débute de manière abrupte, sans transition : « Le Seigneur dit à Abram... ». Aucune surprise, aucune réserve n'est manifestée face à cette intervention. Le Dieu qui parle à Abram n'est pas celui de son père Térah, remarque Paul Beauchamp (1). Il ne porte pas le même nom que celui qui a fait alliance avec Noé. C'est YHWH, celui qui révélera son nom, plus loin, dans le récit de l'Exode, à Moïse. Elohim, les dieux, le dieu, est, en un sens, anonyme. Il n'est pas totalement distinct des dieux païens.
Il faut que Dieu se manifeste et qu'il parle, pour que l'homme puisse entendre, croire et répondre. Dieu prend l'initiative de la rencontre. Celle-ci n'arrive pas au terme d'une quête religieuse d'Abram. Abram suivait son père. Mais voici qu'après la mort de son père, le Seigneur se manifeste à lui par la parole. Ce qu'il lui dit comporte un ordre : «Pars de ton pays, de ta famille, et de la maison de ton père, vers le pays que je te ferai voir» et une promesse : « Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction. Je bénirai ceux qui te béniront, qui te bafouera je le maudirai ; en toi seront bénies toutes les familles de la terre. » (Gn 12,2-3).
Souvent, lorsque l'on évoque Abraham, on insiste sur le fait qu'il quitte tout : la « maison de son père », toutes ses sécurités, son passé, pour répondre à l'appel. On insiste alors sur la radicalité de la rupture et du renoncement à l'acquis, dans une survalorisation de l'attitude héroïque de l'homme qui agit ainsi. Comme si c'était la manière dont l'homme s'arrache lui-même à ses commencements qui était décisive. Remarquons que la manifestation et la promesse de YHWH sont premières et que ce sont elles qui permettent le départ. Certes Abraham quitte la maison de son père. Mais il part avec ses biens et sa famille et reprend même une partie du projet de voyage initial de son père. Ce n'est pas l'arrachement que met en évidence le texte, mais la promesse : Abraham part parce qu'il a foi en la parole qui lui est adressée, parce qu'il a foi en Celui qui lui parle. Il est donc bien la figure emblématique du peuple croyant.
Si le peuple d'Israël est croyant, c'est parce que son Dieu s'est fait connaître de lui ; il s'est donné à connaître par ce qu'il faisait pour lui : il est celui qui l'a délivré de l'esclavage. L'expérience de la rencontre du Dieu qui libère de l'esclavage est première et fondatrice. C'est elle qui permet de croire en la parole du Dieu qui dit « Pars... » et qui promet la vie.
La fidélité de Dieu
L'expérience de libération est première. Mais, à en croire le récit de l'Exode, elle est aussi très vite remise en doute : dans le désert, confronté à la faim et à la soif, le peuple regrette les oignons d'Egypte ! Finalement, l'esclavage avait quand même ses avantages ! Moïse a-t-il conduit ce peuple dans le désert pour le faire mourir ? Dieu, après l'avoir libéré, fait-il errer ce peuple dans le désert pour le tuer ? Donne-t-Il finalement la vie ou la mort ? Ne connaissons-nous pas, nous aussi, ces moments de doutes, ces envies de revenir en arrière, au passé qui retient esclave mais qui semble tout à coup si rassurant ? Où est-il ton Dieu ? Question récurrente dans la Bible (Ps 42,3) et dans notre entourage!
Abraham donc croit à la promesse, croit à la parole qui lui est adressée. Et puisqu'il croit en Celui qui lui parle, il fait ce qu'il lui demandé : il se met en route. Nous pouvons donc dire qu'au principe de toute obéissance est la possibilité de croire celui qui parle. Pour cela il est nécessaire que celui qui adresse une demande ait d'abord été reconnu comme fiable, comme fidèle. Abraham obéit ainsi sans discussion aucune parce qu'il est porteur de l'expérience d'Israël qui sait que le Seigneur est fidèle, qui le croit, même s'il lui arrive aussi d'en douter - le Premier Testament n'est-il pas le récit des atermoiements d'Israël entre foi et doute, de ses expériences d'infidélité et de « retour » à Celui qui reste fidèle dans sa bénédiction ?
La promesse d'une descendance qui fera d'Abraham une grande nation en laquelle se béniront ou seront bénies toutes les nations de la terre met cependant beaucoup de temps avant de s'accomplir ! En chemin Abraham a l'occasion d'avoir peur de l'étranger, de mentir... et de découvrir que l'étranger qu'il imaginait sans crainte de Dieu est plus juste que lui! Sa femme et lui tentent de faire venir par leurs propres moyens l'enfant de la promesse, en utilisant Agar, la servante... Le procédé se retourne contre eux : ce n'est pas si simple d'avoir ainsi un enfant par une autre. Mais cet enfant-là aussi sera béni de Dieu !
Au coeur de la nuit
Quelle est donc jusque-là l'obéissance d'Abraham ? C'est d'avancer, toujours accompagné de la bénédiction de Dieu, malgré ses peurs, ses erreurs, en faisant aussi de magnifiques rencontres en cours de route, jusqu'au moment où, accueillant des étrangers, il va être donné au couple Abraham-Sara de pouvoir enfin accueillir un fils... quand il est manifeste que cet enfant est le fruit de la promesse et non celui de la nature. « Dieu fait pour chacun ce qu'il fait pour Abraham » écrit Paul Beauchamp(2). Happy end ?
Pas du tout. L'histoire repart de plus belle : Sara chasse sa servante Agar. Et surtout, le dieu (ou la divinité, traduction plus littérale encore) demande à Abraham d'offrir son fils en holocauste sur une montagne qu'il lui fera voir en chemin.
Sur ce texte de Gn 22 de nombreux commentaires existent. Le texte ne nous dit rien des sentiments ou des fantasmes qui habitent Abraham ou Isaac. En revanche, le lecteur ne manque pas de projeter ses propres fantasmes sur ce récit. Ne croyons nous pas si facilement que la divinité exige pour elle-même le meilleur de nous-mêmes ? Cette interrogation est clairement formulée par le prophète Michée : « Avec quoi me présenterai-je devant Yahvé, me prosternerai-je devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je avec des holocaustes, avec des veaux d'un an ? Prendra-t-il plaisir à des milliers de béliers, à des libations d'huile par torrents ? Faudra-t-il que j'offre mon aîné pour prix de mon crime, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché?» (Mi 6,6-7) Si nous-mêmes ne sacrifions plus nos enfants en holocauste sur des autels, nous ne manquons pas de les sacrifier ou de sacrifier nos propres vies sur l'autel de la réussite sociale, sportive, financière etc. Quel est donc le dieu qui exige ce sacrifice?
À ces interrogations, Michée répond : «On t'a fait savoir, homme, ce qui est bien, ce que YHWH réclame de toi : rien d'autre que d'accomplir la justice, d'aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu.» (Mi 6,8). Marcher humblement avec son Dieu, n'est-ce pas ce que va faire Abraham ?
Le chemin d'Abraham montant avec son fils sur le mont Morryia est tout à fait significatif de l'obéissance de la foi : Abraham n'a pas douté de la promesse de Dieu, même quand il n'a plus su ni compris comment cela pourrait se réaliser. Je dois là reconnaître ma dette à l'égard de Paul Beauchamp qui a éclairé le sens de ce récit. Dans Cinquante portraits bibliques, il écrit :
« Un auteur du Nouveau Testament donne son interprétation. Non, enseigne-t-il, Abraham n'a pas renoncé à la promesse. Il s'est dit : le don promis, qui vient de plus loin que l'homme, va plus loin aussi et ne peut être retiré. « Même un mort, se disait-il, Dieu est capable de le ressusciter. Aussi, dans une sorte de préfiguration, il retrouva son fils » (Hb 11, 19). N'imaginons pas que, selon cet interprète, Abraham ait vu à l'avance le dénouement de son drame : « Par la foi, Abraham, mis à l'épreuve, a offert Isaac » (Hb 11,17). Or la foi, c'est la nuit. La montagne nommée par le récit s'appelle « Dieu verra » (Gn 22,14 ; cf. aussi le verset 8). Dieu voit - Abraham ne voit pas. » Cette lecture provient du Nouveau Testament et donc suppose passées l'expérience de la mort et de la résurrection de Jésus. C'est bien la question du croire sans voir qui s'est posée aux disciples de Jésus. Que croire quand celui qu'ils avaient reconnu comme Messie se trouve pendu à la croix ? Pour eux aussi le chemin a été rude et douloureux. Et, comme il en a été pour Abraham (nous allons le voir ci-dessous), c'est le Seigneur lui-même qui se manifeste pour se faire connaître tel qu'ils ne le connaissaient pas encore.
Au sommet de la montagne ce n'est plus « le dieu » anonyme qui intervient mais l'ange de YHWH interdit le sacrifice : non le Dieu d'Abraham ne demande la mort de personne ! L'obéissance de la foi est cette capacité de marcher sans comprendre, sans savoir, mais à l'écoute de Celui qui se révèle progressivement. Au fil du parcours humain, Dieu se donne à connaître progressivement et Abraham lui même découvre peu à peu son identité, découvre peu à peu aussi ce que c'est qu'être père. Être père, ce n'est pas posséder un fils. Au sommet de la montagne, ce qui est sacrifié n'est ni le fils ni un agneau, mais un bélier... image paternelle s'il en est une !
Peut-être le Dieu d'Abraham consent-il à porter un moment l'image terrible de celui qui veut la mort ? P. Beauchamp écrit ainsi : « L'audace du récit est d'attribuer à Dieu lui-même l'ancienne imposition. Comme si Dieu disait : c'est toi qui m'a fait cette image cruelle, mais je suis venu l'habiter parce que je ne pouvais pas t'en délivrer autrement.»
(3)
Accueillir la vie
L'obéissance de la foi est fondamentalement une confiance dans la bonté du Donateur, dans sa volonté de donner la vie et de ne donner que la vie (la mort ne se donne pas : même si l'expression «donner la mort» est couramment employée, seule la vie se donne). Jésus marchant vers sa croix est certainement celui qui nous permet de mieux comprendre l'épisode de la ligature d'Isaac. Jésus n'a jamais douté de l'amour du Père, de sa volonté de donner la vie. Lui non plus n'a pas marché vers la croix en héros mais en croyant indéfectiblement en son Père, même si cela ne lui a pas évité l'épreuve de l'angoisse et du sentiment d'abandon.
L'obéissance de la foi, c'est l'obéissance à la vérité qui se révèle progressivement sur le chemin de l'humain, cette vérité toute de douceur qui ne violente personne et patiente. Cette vérité n'est pas un bien acquis dont nous pourrions être détenteurs. Elle se révèle à nous, au plus intime de nous-mêmes, comme l'Altérité qui dit vrai et parce qu'elle dit vrai nous touche au coeur et nous guérit si nous consentons à l'accueillir car elle ne force pas la porte. La vérité est chemin et vie, comme le dit Jésus.
Puisque nous vivons sous la condition de l'imaginaire, de la représentation, dans l'espace et le temps, il est impossible que nous ne nous fassions pas de représentation de Dieu, de nous-mêmes et des autres. Mais nous sommes sans cesse convoqués à laisser chuter nos représentations pour découvrir à la fois le Dieu qui se révèle mais aussi notre identité véritable, qui elle aussi se montre peu à peu : non comme un programme à remplir, une image à construire, mais un sujet naissant à nouveau à l'appel de Celui qui le veut vivant.
Obéir, c'est renoncer à se soumettre à l'idole que nous construisons nous-mêmes et derrière laquelle nous nous cachons pour nous donner à nous-mêmes des ordres, pour consentir à répondre à Celui qui nous appelle par notre nom, qui nous appelle à naître, hors des images que nous croyons devoir construire de nous-mêmes, pour aller là où nous ne savons pas, dans la confiance.
Obéir par la foi, c'est avant tout croire que le Donateur de la vie ne fera jamais défaut, même quand nous ne savons pas comment nous allons pouvoir traverser telle ou telle de ces épreuves de la vie qui ébranlent gravement notre représentation de nous-mêmes. Ces moments où nous nous disons : ce n'est pas possible, je ne vais pas pouvoir supporter cela, ce n'est plus une vie... C'est accueillir la vie qui se donne, par les chemins si étranges qui sont ceux de chacune de nos vies, en passant par les tempêtes et la peur du naufrage. C'est avancer sans voir le bout du tunnel, en restant confiant dans la lumière qui a été vue. C'est supporter son propre désespoir en croyant que ce n'est pas le mot de la fin et en laissant la vie naître là où l'on était incapable de la concevoir.
Reste à poser la question des « médiations » car Dieu ne nous parle pas directement; il a toujours confié sa parole aux paroles humaines, dans leur précarité même. Nous trouvons autour de nous des témoins de la vérité. C'est dans la relation de parole avec d'autres que se manifeste la vérité. Elle se reconnaît à ses effets de vie, de paix, de joie, dans la durée. Il n'existe pas d'humain auquel il soit possible d'obéir aveuglément, quel que soit son statut d'autorité. Seule la parole vraie fait autorité. « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au milieu d'eux » (Mt 18,20).
Marie-Reine Mezzarobba
Sculptures de Pierre Meneval
(1) Paul BEAUCHAMP, Cinquante portraits bibliques, Paris, Seuil, 2000, « Abraham l'élu », p. 15
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(2) Paul BEAUCHAMP, L'un et l'autre Testament, t. 1, p. 143
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(3) Cinquante portraits bibliques, p. 31
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