Kazimir Malévitch
Suprématisme mystique (croix rouge sur cercle noir)
1920-22, huile sur toile, Amsterdam, Coll. Stedelijk Musueum
Dieu est mort. L’office des Ténèbres du Vendredi Saint fait résonner en nos cœurs cette phrase de Nietzsche qui sonne souvent comme un simple slogan. Nietzsche n’a pas écrit la phrase au passé composé, qui serait trop simple et factuel. En allemand « Gott ist gestorben » signifierait Dieu est mort tel jour à telle heure, il était jusque-là vivant puis il est mort. Non, Dieu est mort en un autre sens. « Gott ist tot », Dieu est, au présent de l’indicatif valant vérité générale, mort. Cette mort n’est pas un accident de l’histoire, la péripétie d’une intrigue qui préparerait le dénouement final. L’adjectif « mort » désigne une des qualités mêmes de Dieu, qui nous est donnée à expérimenter le Vendredi saint.
C’est cette vérité paradoxale, mais fondatrice, que ce tableau de Malevitch incarne à mes yeux, dans une Russie qui voit se lever au lendemain de la Révolution de 1917 une ère qu’on espérait radicalement nouvelle. Pour Malevitch, qui fut d’abord un grand peintre figuratif, cette nouveauté est avant tout picturale. Elle tient à une capacité inédite d’animer l’espace, de creuser la profondeur de la toile sans référence figurative explicite et dans une grande sobriété de couleur comme de composition. Fond blanc, croix rouge, cercle noir, dans ces rares éléments géométriques, dans cet assemblage minimal de formes, l’œil est conduit à découvrir « un monde délivré du poids du sujet » figuratif, et à imaginer, à méditer, à projeter sur la toile ses rêves, ses désirs, sa soif d’un absolu toujours immense par rapport au monde environnant.
Aucun tableau de Malevitch n’a été, comme dans l’univers orthodoxe dans lequel il baignait, une icône à destination religieuse. Mais librement le spectateur peut lire dans cette œuvre ouverte, intentionnellement polysémique, une interrogation d’ordre métaphysique. Plus je regarde cette composition, plus j’entrevois dans cette croix de sang qui se dessine sur un soleil noir l’aventure, décisive entre toutes, de Jésus sur le Golgotha. L’expérience plastique proposée dans cette œuvre est celle d’une profondeur sans limite, sans mesure, infinie peut-être, dans une toile pourtant matériellement limitée.
« La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure », affirme saint Augustin. La vraie mesure de la peinture, proclame ici Kasimir Malevitch, est de peindre l’espace sans mesure de l’homme multidimensionnel que nous sommes, ce tissu de liens infinis entre le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.
Paul-Louis Rinuy